The truth | Ethel & Baxter

Depuis une heure, peut-être même deux, je suis en train de tourner en rond dans mon bureau. Je devrais travailler sur le dossier d’un patient, qui est d’ailleurs ouvert sur mon bureau, avec des annotations et tout le reste et pourtant, je n’arrive pas à me concentrer dessus. C’est tout bonnement impossible depuis que mon regard c’est posé sur ma montre et que mon rendez-vous avec l’ami de Thea approche. D’accord, depuis que j’ai reçu l’appel, je ne peux m’empêcher de me faire tout un tas de film sur ce qui peut être si important pour qu’un homme que je croise de temps à autre chez ma soeur, prenne la peine de prendre mon numéro et me demander à me voir. Est-ce que Thea a des ennuis plus gros qu’on ne le pensait ? Et si c’est le cas, pourquoi elle ne nous le dirait pas ? Elle préfère se confier à un ami ? Je me stoppe au milieu de mon bureau, soupire et me traite mentalement d’idiote. Bien sûr qu’elle le ferait ! Ce n’est pas comme si nous avions les mêmes points de vue ou centre d’intérêt. Mais forcément, ça me déplaît d’imaginer cela. C’est ma petite soeur après tout !

Je soupire une seconde fois et reviens vers mon bureau, j’attrape ma tasse et vide le thé qui y reste, à moitié froid. De toute façon, dans peu de temps, je connaîtrais le fin mot de l’histoire. Un peu de patience. Je fais le tour du bureau pour m’asseoir et reprendre mon travail, ce serait pas mal d’avoir clôturer ce dossier avant de partir.

Comme je n’ai pas de patient à voir aujourd’hui, j’ai pu prévenir que je partirais plus tôt. De toute façon, il est de notoriété publique que je ramène du boulot à la maison, alors même si je ne suis pas au Ribcage, cela ne signifie pas que je ne fais rien. Et soyons honnête, j’ai l’esprit plus apaisé quand je sais que je ne suis pas à proximité d’Aberration qui attendent le Rituel. Ou encore face au souvenir encore très récent de ce qui s’est passé ici. Où sont passés tous les détenus ? Que comptent-ils faire ? Et surtout, est-ce qu’ils risquent de s’en prendre aux travailleurs d’ici, par vengeance ? Cela ne m’étonnerait guère, surtout avec ce genre d’individu.

Je jette un coup d’oeil à ma montre et décide de fermer mon dossier. Je le glisse dans ma pochette pour le ramener avec moi et range mon bureau pour qu’il soit nickel à mon départ. Je prends ma tasse que je glisse dans un de mes tiroirs, pour la nettoyer demain.

Avant d’aller au rendez-vous, je passe à mon appartement pour déposer mes affaires et faire un tour avec Nasty. Il va falloir que je le prenne avec moi la prochaine fois que j’irais voir Thea, je crois qu’elle lui manque et l’inverse ne m’étonnerait même pas.

J’arrive finalement bien avant l’heure, ce qui me permet de commander deux thés avant la venue de Baxter. En l’attendant, je prends mon portable pour lire quelques actualités, essayant d’éviter ce qui parlent des Aberrations, je pense être bien assez au courant de ce qui se passe dans ma ville. Quoi que, il doit y avoir bien des choses qui nous sont cachées… Quand quelqu’un entre dans mon champ de vision, je lève aussitôt la tête. Que ce soit un client, un serveur ou une connaissance, je préfère savoir qui s’approche de moi. Et je le reconnais. C’est Baxter. Je lui souris naturellement, pour prendre soin de ma soeur, il doit être quelqu’un de bien.

« Salut Baxter. Je vais bien. » Je lui montre ma tasse de thé encore fumante. « Et toi ? » Même si ce ne sont que des politesses, la réponse m’intéresse au fond. « Pas tant que ça, j’avais de la lecture. »

D’ailleurs, je quitte ma page net et range mon portable dans l’une de mes poches. J’hoche la tête, tout de suite un peu nerveuse par rapport à ce qu’il veut m’annoncer. Le moment est venue. Tout ce que j’espère c’est que ça ne soit pas trop grave et qu’en aucun cas, ça n’ait de rapport avec une Aberration. Mon cerveau commence à divaguer mais mon interlocuteur enchaîne assez rapidement, comme s’il ne voulait pas faire durer le suspense. Ce qui est très bien, qu’on se le dise.

« J’suis ton frère. »

Je marque un temps d’arrêt et l’observe avec attention. Son comportement n’a pas changé en quelques secondes, il n’a pas fuit mon regard et il a l’air cruellement sérieux.

« Tu peux me la refaire là ? Mon frère ? Notre frère du coup… » Est-ce que mes deux frangines étaient au courant ? J’imagine mal Perséphone ne pas me le dire. Et Thea… Je pense qu’elle aurait pu, histoire de se venger -gentiment- du temps où nous étions gamines ? J’inspire profondément et fais une petite moue dubitative. « Je peux savoir ce qui te fait dire ça ? Je veux dire, ce serait une blague de très mauvais goût donc ça doit être vrai mais… C’est dur à avaler. »

Il n’y a aucune raison à ce qu’il dise quelque chose comme ça si ce n’est pas vrai mais… Merde alors. C’est trop perturbant pour que je me lève et lui ouvre les bras. J’ai besoin de plus d’informations pour comprendre la situation. Je ne me souviens pas que ma mère ait été enceinte de nouveau après Anthea et même sans la voir souvent après avoir été placée, je l’aurais remarqué. Reste donc la possibilité de père… Si c’est bien le cas, il va m’entendre. Mais pour l’heure, j’attends les explications de Baxter. Sauf qu’elles mettent du temps à arriver, et pour cause, le serveur vient lui apporter sa commande.

Notre père… J’évite de justesse de lever les yeux au plafond lorsque son identité est révélée. Comme ça, il préfère prévenir l’un de ses enfants mais pas tous ? J’aimerais beaucoup connaître la raison de cette décision car honnêtement, je n’en vois aucune. Surtout si cela fait des semaines que Baxter est au courant. Ce n’est pas comme si nous manquions d’occasion de nous parler ! Je ne réponds rien, me contentant de prendre ma tasse dans la main gauche, histoire de l’occuper et de rester concentrée sur ce qu’est en train de me raconter mon… frère. Non, pour le moment, il va rester Baxter, chaque chose en son temps. L’adjectif utilisé pour décrire notre géniteur est quelque peu surprenant, du moins, à mes yeux. Cool n’est certainement pas ce que j’utiliserais pour le qualifier, encore moins lorsque j’étais gamine. Je crois que je ne lui pardonnerais jamais vraiment ce qu’il a fait. Ou plutôt, ce qu’il n’a pas fait. Ethel, ce n’est pas le moment.

Plus que les propos, c’est davantage le regard de Baxter qui me touche. Forcément, apprendre l’existence de trois soeurs, à son âge, ça ne doit pas être rien, surtout qu’il ne me semble pas avoir entendu Thea dire qu’il avait d’autres frères ou soeurs. Et quand on pense qu’Alex lui a caché son véritable lien avec lui… En plus d’apprendre notre existence, il apprend que son père n’est pas son vrai père, du moins biologique… Il y a de quoi se payer quelques heures chez un psy, parole de professionnelle.

Cette histoire s’ajoute à ce que je reproche à mon père, sans même en connaître davantage sur l’homme qui me fait face. Personne ne devrait vivre dans un tel mensonge. Non, tout simplement, je ne cautionne pas le comportement de notre père. Pourquoi avoir gardé le silence si longtemps ? La famille n’est-elle pas ce qui est le plus précieux dans la vie ? Il a raconté être dévasté par la disparition de sa femme et l’une de ses filles et à côté de cela… Je me masse l’arrête du nez de ma main libre pour éviter de lancer une insulte envers notre père, même si je pense sincèrement qu’il le mérite. Se consoler. S’il nous avait réellement cherché, il nous aurait trouvé. Bristol n’est définitivement pas si loin que cela de Réversa. Mais s’il l’avait fait, alors mon interlocuteur ne serait peut-être pas assis en face de moi, à me dévoiler ce secret. Car oui, c’est visiblement ce qu’est cette histoire, un secret, sinon pourquoi est-ce qu’on l’apprend seulement maintenant, à quelques semaines d'intervalles ? Je me perds assez dans mes pensées pour ne pas réussir à répondre quelque chose sur le moment, laissant la possibilité à Baxter de poursuivre sur sa lance, ce qui n’est sûrement pas plus mal. Je ne peux m’empêcher de laisser échapper un sourire en coin lorsqu’il mentionne les couilles de notre père, je me suis longtemps questionnée sur leur existence, en étant plus jeune, ayant conclu qu’il n’en possédait probablement pas assez…

Quand c’est finalement à mon tour de prendre la parole, parce qu’il ne peut en être autrement, je me prends quelques instants supplémentaires, buvant une ou deux longues gorgées de thé. Mais je ne peux pas garder le silence plus longtemps, cela ne serait pas correct.

« Je vois. » Parfait Ethel, continue comme ça et tu vas le faire fuir. « Je veux dire, il n’y a aucun soucis pour que l’on fasse connaissance, c’est même plutôt normal en fait. »

Je lui souris franchement. Je ne vois pas pourquoi je refuserais de lui parler, Il a prit le risque de venir m’annoncer la nouvelle en personne, sans même me connaître. Il aurait davantage pu en parler à Perséphone, cela aurait même été logique dans le fond, comme il le dit si bien, nous ne nous connaissons que très peu. Qui sait, j’aurais très bien pu lui rire au nez et tourner les talons ? Rien ne lui garantissait que je resterai.

« Mais avant que l’on fasse connaissance ou que l’on parle, je tiens à dire que je suis désolée pour toi. Ca n’a pas dû être facile à gérer cette histoire. » Je me masse les paupières et soupire avant de reporter mon regard sur mon frère… « Et je te suis très reconnaissante que tu me l’annonces. D’accord, c’est un choc mais je crois que c’est davantage le fait que notre père ait gardé le secret qui me dérange. Tout ces mensonges... Et ce temps perdu !  »

Du moins, surtout pour Persé et Thea qui ont passées beaucoup plus de temps que moi à Réversa, notamment quand on était plus jeune. Il va falloir que je parle à mon père et peut-être même que je lui dise enfin tout ce que j’ai sur le coeur depuis des années. C’est presque la goutte d’eau qui fait déborder le vase aujourd’hui. Sauf que Baxter n’y est pour rien et il est hors de question que je sois froide ou distante avec lui. Il ne le mérite pas.

Je repose ma tasse sur la table, elle est malheureusement vide. J’hésite un instant puis fais un signe au serveur, puisque cela va faire mon troisième thé, il ne vient même pas prendre la commande, se doutant de ce que je lui demande. Il va bien me falloir une autre tasse, après tout, il se peut que nous soyons là pour un moment. Ca ne me dérange pas et avant l’heure du couvre-feu, le gérant nous mettra dehors.

« Je me trompe en pensant que Thea est déjà au courant ? » Je laisse apparaître un sourire et le détrompe aussitôt, pour ne pas qu’il pense que c’est une accusation. « Aucun soucis, hein. Et puis, c’est une bonne chose. Vous serez deux face aux jumelles, ce sera plus équitable ! »

J’essaye un peu d’humour même si c’est un peu douteux. Mais ça a également une part de vérité, Thea est ma soeur et nous avons vécues des choses ensemble, séparées de Persé, mais j’ai -et j’aurais toujours- plus d’affinité avec ma jumelle. Cela ne se contrôle tout simplement pas et même si j’en ai conscience et que ça me déplait pour Thea, je ne sais pas comment faire autrement.

Je fais une petite grimace lorsque Baxter me dit qu’il aurait dû le faire plus tôt. Je ne suis pas d’accord avec ça et je le détrompe rapidement. Il a eu le courage de m’inviter, dans un lieu public, pour m’annoncer la nouvelle. Je pense vraiment qu’il n’a aucun reproche à se faire, encore moins celui-là. Pendant combien de temps s’est-il demandé quand il allait faire le premier pas ? Quelle serait ma réaction et celles de nos soeurs ? Peut-être espérait-il que notre père lui ôte ce poids des épaules et l’annonce lui-même ? Et non, il est aujourd’hui face à moi, à prendre cette responsabilité et tout ce qui va avec. Ca mérite le respect.

« En fait, je pense que tu n’avais pas à le faire. » Je sais, dit comme ça, mes propos peuvent être pris de la mauvaise façon, c’est bien pour cela que j’ajoute rapidement. « Ca aurait du être Alexander et bien plus tôt. Il va m’entendre… »

Je suis douce et gentille, tout le monde pourra l’attester, sauf quand il y a quelque chose qui me déplaît et que je dois le dire. Je ne compte pas laisser notre père s’en tirer aussi facilement après toutes ces années à nous avoir caché la vérité, ça me donnera l’occasion de vider mon sac une bonne fois pour toute. Ca risque d’être un peu épineux comme conversation mais il me faut l’avoir un jour. Bref. Ce n’est pas le moment de songer à cela. Pour l’heure, et même si je ne sais pas trop comment m’y prendre en fait, j’ai envie de connaître un peu plus cet homme, qui est mon petit frère. Est-ce qu’un jour, on va apprendre que les jumelles ne sont pas les aînées de la famille ? Le temps nous le dira.

J’aurai pu me tromper mais visiblement, j’ai visé juste avec Thea et Baxter. Ca aurait été très bizarre qu’il vienne voir une soeur qu’il ne connaît que très peu alors qu’il pouvait prendre la température de la nouvelle avec une amie. Ca n’aurait pas été logique !

Je souris à son anecdote, ne voulant même pas imaginer le malaise que cela aurait pu être si effectivement, ils avaient été amants avant de découvrir leur lien de parenté.

« J’imagine le malaise, si ça avait été le cas. Vous auriez pu demander à Alex de vous payer des heures de psy. » Je me tais avant de continuer sur ma lancée et de lui indiquer le nom d’un confrère compétent, cela vaut mieux je suppose ; je ne sais pas encore à quel degré Baxter peut prendre mon humour parfois douteux.

Le moment de faire connaissance. Il faut absolument que je mette de côté mon professionnalisme qui essaye de montrer son nez. Il s’agit de la famille, même si c’est encore trop frais pour réellement le réaliser. Peut-être est-ce pour cela que je ne prends pas mon rôle d'aînée en conduisant la conversation ? Dans le fond, je ne suis pas certaine qu’il y ait besoin que l’un de nous la mène. J’hoche la tête à son idée, simple et efficace. Et je l’écoute avec une certaine attention.

« A toi l’honneur. » Je lance avec un clin d’oeil avant de m’installer confortablement sur la chaise.

Je tique intérieurement lorsque vient l’annonce du Grand Incendie. A cause de notre père, il s’est retrouvé seul alors qu’il avait des soeurs qui auraient pu l’épauler. Nous avons également perdu Perséphone, pendant deux ans, suite à cet évènement. Cela aurait peut-être été plus facile à gérer, du moins, peut-être moins douloureux, si nous avions pu être là les uns pour les autres. Mais il est inutile de ressasser le passé; c’est vers l’avenir qu’il faut regarder et aujourd’hui, nous savons. Bon, il reste encore une soeur à informer et une fois que cela sera fait, ce sera plus facile pour tout le monde.

« Un artiste dans la famille ? Je suis curieuse de voir ce que tu fais ! » Une gorgée de thé plus tard et je demande, l’air parfaitement innocente mais quelque peu espiègle quand même. « Un coffee shop, entre frère et soeur, ya moyen d’avoir un ou deux thés gratuits non ? ~ » Ca ne coûte pas si cher, je sais, mais quand on voit le nombre de tasses que je peux m’enfiler dans une journée, je peux vous dire que la note monte malgré tout rapidement !

Bien entendu, je plaisante dans ma question, loin de moi l’idée de vouloir lui faire avoir des ennuis avec ce genre de pratique ! Disons que c’est une façon comme une autre de dévoiler mon vice ? D’ailleurs, c’est à mon tour de parler. Gardant la tasse dans la main, plus par habitude qu’autre chose, je me lance.

« Ethel Blackrain. Bientôt quarante ans, va falloir penser aux cadeaux fois deux. » Je lui fais un petit clin d’oeil amusé avant de reprendre. « Et pour l’info, je suis l'aînée. » Comment ça, ce n’est pas si important de le savoir ? Bien sûr que si ! Quoi que… Bref. « A partir de cinq ans, j’ai vécu principalement à Bristol, avec ma mère et Thea, c’est une assez longue histoire, peut-être t’en a-t-elle déjà parlé un peu ? » L’enlèvement de notre mère suite à une crise de paranoïa ? Notre placement dans une famille d’accueil ? Sans oublier les moments enfermées dans la chambre, sans lumière, eau ou nourriture ?… Je vais attendre de savoir si ma petite soeur a déjà été sur ce terrain avant de m’y aventurer, notamment car il n’est pas franchement agréable. « Sinon, j’ai fait des études de médecine pour me spécialiser dans la psychiatrie. » Quand on connaît les problèmes mentaux de notre mère, ce choix peut se montrer logique. Je marque une petite pause, hésitant légèrement à l’annonce qui va suivre mais puisqu’il est de la famille maintenant... « Je bosse actuellement au Ribcage, j’essaye d’aider… les gens. » Je parviens plus ou moins à éviter de serrer ma tasse. Je travaille toujours sur moi concernant cette crainte et ce qu’elle entraîne. L’avouer dès aujourd’hui à Baxter ? Je n’ai pas vraiment envie qu’il me prenne pour la grande soeur peureuse, bien que cela soit l’image que je peux parfois renvoyer, au moins, ne me verra-t-il pas m’enfermer dans ma salle de bain suite à un cauchemar…  « Autant parler de ce sujet maintenant, histoire que les choses soient claires, même si je suppose que Thea t’en a parlé. Mais Alex, Persé et moi, bossons pour le CAA ou CODECS. Ca crée quelques tensions pendant les repas de famille puisque Anthea n’est pas franchement d’accord avec tout ça... Mais on reste une famille et je serais toujours là pour elle, qu’importe nos différents à ce sujet. »

Je n’aimerais bien évidemment pas apprendre qu’elle trempe dans des affaires illégales, mais ce serait bien son genre si elle voit ce qu’elle appelle une “injustice” devant ses yeux. Mais je ne pense pas être capable de lui tourner le dos à cause de ça. C’est ma petite soeur, je m’en suis occupée pendant des années et il est hors de question de la laisser tomber.

« Et pour toi aussi, maintenant que tu es mon petit frère. Je ne peux pas te garantir d’être aussi indulgente qu’avec Thea, mais je ferais des efforts si tu as le même point de vue qu’elle. Mes soeurs sont très importantes pour moi, alors avec le temps, mon frère le deviendra aussi sans aucun doute. »


S’ils sont amis, je ne pense pas me tromper en imaginant que c’est le cas. Je vois mal ma petite soeur fréquenter des personnes, surtout pendant aussi longtemps, s’ils ont le même point de vue que sa famille. Surtout quand on voit les disputes que cela génèrent.
Et même si je ne peux pas prétendre savoir comment va se développer notre relation, entre Baxter et moi, j’ai envie d’y croire. Envie qu’il sache que ce n’est pas parce que notre père a fait le con pendant toutes ces années, qu’il va en être pareil pour moi.

En fin de compte, ce n’est pas si difficile que cela de faire connaissance avec son petit frère récemment découvert. C’est un peu comme si on faisait connaissance avec un ami, en sachant que celui-là, on essayera de le garder près de soi, pour le protéger. Je ne peux pas encore dire que j’ai envie de protéger Baxter, ce serait bien trop tôt, mais je sais que si on se fréquente régulièrement et qu’on apprend à se connaître l’un l’autre, il y a de forte de chance pour que cela arrive. Je suis sa grande soeur après tout ! En tout cas, j’espère qu’il ne sera pas mal à l’aise en compagnie de trois soeurs. Surtout s’il est fils unique. Il n’a pas parlé d’autres frères ou soeurs pour le moment alors je suppose que c’est le cas.

Je souris lorsqu’il me promet de me montrer son talent, c’est bête mais ça me fait plaisir. L’art est une expression de ses sentiments et de ses convictions, parfois même des pans d’une vie passée ou actuelle ; alors qu’il accepte de m’en montrer, même un peu, ça signifie plus qu’on ne pourrait le croire. Evidemment, je ne pense pas qu’il me montre tout, nous ne sommes pas encore assez proche pour ça et c’est tout à fait normal. Et promis, j’essayerais de mettre de côté mes analyses de psy pendant ce moment ! J’imagine facilement que ça n’a rien de plaisant d’avoir des commentaires de ce genre, surtout si on n’a rien demandé.

Je continue avec ma petite moue, tout en étant amusée par sa réaction. Il est clair qu’il est faussement choqué mais le fait que l’on commence à se taquiner, c’est une bonne chose. Je suppose.

« Je passerais sans faute alors … Et pas uniquement pour le thé gratuit ! » Que je rajoute, au cas où en souriant.

Le vaguement qui suit peut tout et rien dire en même temps. S’ils se connaissent depuis longtemps, peut-être Thea lui a-t-elle donné quelques infos, peut-être les raisons qui ont poussé notre mère à fuir Réversa ? Ou encore ses problèmes mentaux ? Ce n’est pas un sujet facilement abordable, même après toutes ces années. Peut-être plus facile pour ma soeur, qui en a toujours plus ou moins voulu à notre mère pour tout ce qui s’est passé. J’en doute. Et devrais-je un jour lui montrer ce qui tournait en boucle dans son esprit, pour qu’elle ait un peu plus pitié d’elle ? Non. Bien sûr que non. Et même si cela pourrait permettre à Anthea de voir le danger que représente les Lycans, je n’ai pas envie de faire subir cela à ma petite soeur. Je sors de mes pensées pour répondre à Baxter et éviter de me plonger dans mes réflexions.

« Je t’en parlerai… Plus tard. »

C’est notre frère et il a le droit de connaître toute la vérité sur ce côté de la famille, mais le raconter dès aujourd’hui n’est probablement pas une bonne idée. Et dans le fond, je ne pense pas être prête pour ça pour le moment. Et puis, peut-être que Thea aimerait être présente ? Après tout, c’est aussi une période de son histoire et tout ce que cela implique.

Je suis obligée de rire légèrement face à sa méfiance. Le jour où mon interlocuteur sautera sur l’occasion d’avoir une psy dans ses relations, je serais très surprise ! Ca n’arrive pas souvent, hormis les collègues avec qui l’on peut échanger des points de vue mais dans la sphère privée, c’est très rare.

« Ne t’en fais pas, j’évite de psychanalyser mes proches. Mais au moins, tu sais que je suis une bonne oreille pour écouter. »

Est-ce une raison supplémentaire, qui fait que Thea se soit éloigné ? Ai-je parfois eu des réflexions de psy plus que de grande soeur ? J’avoue ne m’être jamais posé la question parce que le plus gros de notre éloignement réside principalement dans notre divergence d’opinion concernant les Aberrations. Et en parlant de ce sujet, voilà que Baxter me confirme que nous avons également des avis différents sur la question. Ca m’attriste un peu, mais sans en savoir plus sur le pourquoi il pense ainsi, je ne le jugerais pas. Et dans le fond, je crois que ça me fait plaisir de savoir que ce frère est du même avis que Thea. Elle ne sera plus seule face à nous trois ; bien que cela risque peut-être de créer de nouvelles tensions. Les repas de famille risque d’être mouvementés si ce sujet arrive sur la table !

Je souris malgré tout un petit peu, étant finalement pas surprise par cette révélation. Je termine ma tasse -sans me rendre compte que je l’ai descendu relativement vite- avant de répondre.

« Je m’en doutais un peu, je vois mal Thea restée amie avec quelqu’un qui a les mêmes idéaux que sa famille, quand on voit les disputes que cela peut créer. » J’hausse une épaule en déposant la tasse sur la table. « Mais si tout le monde fait des efforts, il n’y a pas de raison pour que ça ne fonctionne pas, ne serait-ce qu’un minimum. Il faudra en discuter mais je propose de garder ça pour une autre fois ? Je ne suis pas sûre que parler de politique tout ça, soit une bonne idée pour une première rencontre.  »

Tant qu’il ne me dit pas héberger un Lycan chez lui, ou qu’il milite pour eux, je pense que je peux rester ouverte d’esprit. Mais si on ne parle pas de cela…

« Pour changer de sujet, j’habite dans le quartier de Clifton avec Perséphone. Mais si jamais tu veux passer, il n’y a aucun soucis. » Je marque une petite pause avant de demander car cela peut poser problème à certaines personnes. « Tu n’as rien contre les chiens ? J’ai adopté un berger-allemand il y a un petit moment. Il est gentil, Thea m’a aidé à prendre soin de lui lorsqu’il est arrivé à la maison. »

Au moins, nous sommes sur la même longueur d’onde sur ce sujet : ce serait dommage de gâcher notre première rencontre et cette nouvelle de notre lien à cause de notre différend sur la politique. Même s’il faudra l’aborder à un moment ou un autre, plus tard serait le mieux. Je suppose que si on commence d’abord par se connaître, en tant que frère et soeur, ensuite, on pourra mettre les pieds dans le plat et confronter notre point de vue. Et quelque chose me dit qu’il va falloir que nous soyons plus proche que de simples connaissances pour cela. Surtout lorsque l’on voit comment cela peut tourner avec Anthea, que l’on connaît depuis des années. Si nous n’étions pas aussi proches, est-ce que nous serions toujours en contact aujourd’hui ? Je remets une de mes mèches de cheveux en place, essayant de chasser ce genre de pensées parasites. Trop réfléchir sur le futur ou le passé n’est pas la bonne chose à faire, pour le moment. Non, il faut simplement profiter de ce qui est en train de se passer et de ce nouveau lien familial qui peut se créer.

Je fais signe au serveur de nous amener une autre boisson, voyant que nous sommes tous les deux à sec. Bien sûr, il va falloir plus attention avec Baxter que moi, je ne risque pas de finir bourrée avec du thé. « C’est pour moi. » Que je glisse à mon petit frère, l’invitant ainsi à poursuivre la conversation.

J’ai toujours un peu de mal à me dire que j’ai maintenant un frère mais ça va venir; je pense que je vais réellement le réaliser demain, après une nuit de sommeil. Mais je doute que ma réaction ou mon envie d’en apprendre plus sur lui change.

Le sujet de Nasty semble lui plaire alors je ne perds pas une seconde pour rebondir dessus et lui parler de mon fidèle compagnon.

« Nasty. Il fait méchant aux premiers abords mais c’est une vraie crème et il adore les câlins. Il va sûrement t’adopter facilement. Je sens qu’après Thea, il va vouloir me faire des infidélités avec toi. » Je souris à cette idée parce que ça voudrait dire que Baxter fera vraiment partie de la famille, du moins, du point de vue d’un berger-allemand qui peut être assez caractériel. « Bonne idée oui ! » Je sors mon portable pour noter son numéro et lui envoyer un message dans la foulée pour qu’il ait le mien.

« Ce sera plus facile pour se joindre effectivement. »

Nos commandes arrivent lorsque je glisse mon portable dans ma poche et je remercie le serveur. Il va falloir prévenir Perséphone aussi pour que tout le monde soit au courant et que l’on puisse se rassembler autour d’un bon repas. Mais bien sûr, je ne le lui dirais pas pour le moment, ça risque d’être très dur de lui cacher une telle chose mais je suppose que Baxter veut être celui qui informer de cette nouvelle. Quoi que, je finis par lui poser la question, en lui demandant s’il veut que je lui prépare le terrain et qu’il nous retrouve à l’appartement pour en parler. Après tout, devoir revivre trois fois cette révélation avec l’appréhension probable que cela doit générer, ça ne doit pas être très agréable, alors autant le lui épargner. Chose qu’aurait dû faire notre père… Mais passons.

Les minutes à discuter de tout et de rien; de petites anecdotes sur nos vies, sans pour autant entrer dans de vrais détails. Nous en sommes au stade “d’amis” je dirais mais c’est un bon début. Aller trop vite ne serait pas bon pour la pérennité du lien, je vois ça souvent… Je me passe une main dans les cheveux, pour éviter de divaguer sur une analyse et reprend le cours de la conversation. Et lorsque nous avons de plus en plus de blanc, pas forcément gênants, il est temps de prendre congé. Je paie les consommations, en plaisantant sur le fait que c’est la première chose en temps que grande soeur que je fais pour lui.

« Oui, c’est presque ridicule. Mais il faut un début à tout ! »

Devant le bar, au moment du départ, je lui dis de faire attention à lui en rentrant. Le couvre-feu est encore un peu loin mais on ne sait jamais. Oui, c’est un grand garçon mais tout de même. Je lui fais un signe de main en m’éloignant avant de rentrer chez moi et de me plonger dans mes réflexions en préparant le repas de ce soir.