I make the right moves but I'm lost within ☽ Ivy

« Tu es triste ? » Sören se confronte aux mirettes bleues qui transpercent ses barrières et moindres retranchements. « Je suis contrarié. » Aisling soulève le bras de son père adossé contre la tête de lit pour se glisser contre lui. « Pourquoi tu es triste ? » Ça c’est une excellente question. Il n’en sait rien, à vrai dire… Ou plutôt il ne le sait que trop bien, mais ça n’a aucun sens. Le lien qu’il partage avec Ivy est terne, assombri par leur dernière rencontre. « Je me suis disputé avec une collègue… » explique-t-il à la petite poupée qui réconforte son âme. « … Je n’ai pas été très gentil. » Elle ne dévie pas son regard, non, elle se contente de le couver de toute sa tendresse, sans le moindre jugement. Elle ne connaissait que le père aimant, n’avait aucune idée du parfait enfoiré qui se cachait dans les tréfonds de sa carcasse tourmentée. « Excuse toi. » Sören arque un sourcil. L’information passe de travers, difficile à avaler. « Quand on fait une bêtise, on s’excuse. » Certes. Mais ce n’était pas vraiment sa bêtise… Ou c’en était une nécessaire… Qu’importe, il n’était pas prêt pour s’excuser auprès de Coleson. Elle pouvait se gratter et se coller ses excuses là où il le pensait... Enfin c’est ce qu’il se dirait sans son humeur maussade et le sourire désarmant de la fillette dans ses bras. « C’est compliqué… C’est l’heure de dormir mon ange. » Il se penche, dépose un baiser sur son front. « Je t’aime. » Et il laisse un sommeil qu’il souhaite plus apaisé et réparateur que le sien cueillir son petit amour.

« Santé. » Il lève son verre et le descend cul sec. Et hop. L’instant d’après il retrouve sa place auprès de la bouteille qui se vide tournée après tournée entre ses démons et lui. Il est seul dans la cuisine commune, fait assez rare dans la colocation animée des Mikkelsen. Ses frères et sœurs sont sortis ou assoupis, et cette solitude s’accorde parfaitement à son état d’esprit. Sören s’était assuré une heure auparavant qu’Aisling s’était elle aussi abandonnée aux bras de Morphée, et sitôt conforté, avait succombé à ses pêchés. Il essaie de se convaincre lui-même que c’est parfaitement normal. « Quitte à ne pas dormir… » se dit-il en haussant les épaules, se resservant un nouveau godet. Ses pensées s’égarent vers les paroles pleines de bon sens de sa fille. Elle lui rappelait tant sa mère et sa bienveillance. Astrée et son art de toujours voir le verre à moitié plein. Lui préfère le sien vide, maugréé-t-il en le sifflant à nouveau. Astrée est la première et la dernière personne à qui il veut penser ce soir. Et ce foutu cercle vicieux refait son chemin, s’installe en lui tel un poison insidieux : culpabilité, déni, remords, culpabilité… Alors il boit, boit et boit… Jusqu’à en flinguer cette raison qui cogite encore et toujours. Jusqu’à obtenir son saint graal, cette désinhibition tant attendue et espérée qui fait sauter un maillon de la chaîne infernale. Et l’espace de quelques heures il est libéré.

Le militaire jette un coup d’œil sur l’horloge murale qui affiche vingt-deux heures. Il est éméché, loin de l’ivresse déraisonnable qu’il recherche habituellement en ces soirées, mais assez euphorique pour prendre des décisions qui ne lui ressemblent pas. Comme par exemple écouter les conseils d’une petite fille sur ses relations personnelles quitte à franchir les yeux fermés le fossé qu’il s’est efforcé de creuser. Ça le tuerait de l’admettre, mais s’il ne supportait pas ce lien d’opposé, son absence était tout aussi dérangeante malgré le déni derrière lequel il s’était muré. « C’est de ta faute. » chuchote-t-il en pointant la bouteille d’un index accusateur. « Tout est de ta faute. » Après tout, ça ne pouvait pas être de la sienne, n’est-ce pas ? Il fait un tour complet sur lui-même à la recherche de… davantage d’alcool. Pas pour lui, pour une fois. Le soulard fouille dans les placards, sa sœur devait bien avoir une bouteille de vin rouge quelque part. Il finit par la trouver après une recherche intensive, du frigo jusqu’au moulin à épices en passant par l’armoire à vaisselles et le micro-onde. Il déchiffre le nom sur l’étiquette mais abandonne avec un soupir ; c’est rouge, y’a de l’alcool, ça fera l’affaire. Dernière résolution pour enterre la hache de guerre, Sören fouille le placard où sont entreposées les tasses et s’arme de patience pour en trouver une inutilisée. Il écarte la sienne, celle d’Aisling, puis de sa sœur, son autre sœur, son frangin… etc… jusqu’à tomber sur une tasse licorne au fond du meuble, délaissée depuis leur emménagement et l’attrape en haussant les épaules. Ça aussi, ça fera l’affaire.

Il ne s’est posé aucune question, ne s’est jamais demandé si ce n’était pas une idée à la con. Il se connaît, il aurait fait demi-tour dès les premières réflexions. Il ne s’est même pas demandé si débarquer chez les gens à vingt-deux heures trente un samedi soir sans prévenir préalablement était une démarche saine et rationnelle, non, il s’est contenté d’enfiler sa veste, de boire une dernière gorgée au goulot pour se donner courage et motivation et de se lancer, bouteille de vin dans une main, tasse licorne fluorescente dans l’autre. Le bourbon était capable de miracles.

Sören arrive au pied de l’immeuble en même temps qu’un jeune couple, court à petites foulées pour rattraper la porte d’entrée avant qu’elle ne se condamne elle-même et évite ainsi une sonnette incongrue à une heure… incongrue. Il voit les portes de l’ascenseur se fermer devant lui, ne râle même pas, grimpe deux à deux les marches de l’escalier jusqu’au sommet du bâtiment. Il s’immobilise devant la porte, évalue un instant la situation après son départ précipité. Jean clair, tee-shirt froissé, veste ajustée, bouteille… alcoolisée et tasse à corne et à paillettes. Qu’est-ce qui pouvait mal se passer ? Une petite voix au fond de lui – celle qu’il essaie tant bien de mal d’étouffer – lui suggère de se retirer ; après tout il y avait de chouettes bars dans le quartier mais il secoue la tête et continue de l’ignorer. Le traqueur toque trois coups à la porte de son opposée ; mélanger le bourbon avec les conseils de sa fille était une terrible idée.

Il sait que c’était une terrible idée dès l’instant où il entend de l’agitation à l’intérieur, des bruits de pas qui se rapprochent qui ne sont pas ceux de son opposée. L’alcool embrume légèrement ses sens, anesthésie sa perception et sa prise de décision. Sans quoi il aurait immédiatement fait demi-tour ; après tout il connaissait le chemin jusqu’à la cage d’escalier. Sören attend comme un idiot, plus conscient que jamais que rien ne tourne rond dans cette soirée et que sa malchance ne fait qu’empirer. La porte s’ouvre, et comme il l’avait deviné ce n’est pas Ivy qui le reçoit mais son invité. « C’est pas une heure pour toquer chez les gens et de les interrompre. » Le militaire toise l’inconnu de haut en bas, une mimique de dégoût grime son visage au mot « interrompre ». Voilà exactement la raison pour laquelle il n’aurait jamais dû venir ici. Coleson et sa manière très personnelle de gérer leurs conflits. Finalement ils ne s’en sortaient pas si mal, lui et sa bouteille de bourbon. « Je n’aurais jamais dû venir ici… » répéta-t-il à voix haute cette fois avec un relent d’alcool.

L’homme le jauge du regard, Sören en fait de même. Il n’aime pas ce qu’il y lit, cet air de jugement altier qui le dénigrait depuis son arrivée sur le palier. Roger ou peu importe son prénom n’avait aucune idée de qui se trouvait face à lui… Et de sa patience inexistante. « Sören ? » Roger tourne la tête vers la spectre. « Tu le connais cet ivrogne ? » Une colère sourde s’éveille entre deux grammes d’alcool, venant titiller ses phalanges resserrées autour de l’anse de la tasse et de la bouteille. Oui Ivy, tu le connais cet ivrogne ? « C’est mon supérieur… » Et ouais, son supérieur, rien que ça. Le traqueur capte un sursaut de panique de la part de son opposée dont il tire une satisfaction égoïste et vicieuse. Il ignore le coup d’un soir ou plus si affinité de la jeune femme et tend la tête pour l’observer derrière son Apollon. « T’as vraiment des goûts de chiotte, Coleson. » Roger proteste mais Sören creuse la distance qui les sépare et l’invective sans parcimonie en lui soufflant de son haleine maltée « Tu t’appelles Coleson ? Alors ferme bien ta gueule. »

Il sait qu’il fait mouche avec ses airs de je m’en foutiste et de soulard, mais c’était bien l’effet escompté et il jubile déjà intérieurement ; sentiment malsain. La bouteille quitte sa main droite pour rejoindre la gauche et la tasse en un tintement de verre et de céramique. Il ne cherchait même pas les problèmes pour une fois… Pourquoi finissaient-ils toujours par le trouver ? « Écoute moi bien connard… » Roger ne finira jamais sa phrase. Le poing serré du soldat le cueille en pleine mâchoire. Il n’aime ni ses insultes, ni sa manière de s’adresser à son opposée. Un vertige accompagne le geste de Sören. Son coup est mou, amoindrit par le bourbon qui étouffe sa précision et ses réflexes… Son don se manifeste étrangement alors que l’invité d’Ivy revient aussitôt à la charge. L’alerte est tardive, diffuse, presque entêtante. Le militaire sait qu’il n’esquivera pas alors il pare au plus important et protège la tasse synonyme à ses yeux de pardon envers sa partenaire. Le gnon martèle son visage, s’écrase sur sa joue et sa tempe accompagnée d’une douleur vivifiante et bienvenue. De celles qui remettent les idées en place et qui chassent le brouillard de quelques verres de trop. Lorsque Roger s’avance à nouveau il est prêt et s’efface au dernier moment, esquive sur le côté, pousse et coince l’amant de sa coéquipière dans le cadre de la porte avant de le frapper une seule fois ; à quelques centimètres du foie, par pur élan de pitié. Parce qu’il n’a pas oublié la raison de sa présence malgré tout…

L’inconnu se tord en deux, une main sur le ventre, l’autre cherchant à tâtons sa veste pendue à l’entrée. Il récupère ses affaires, vocifère quelques insultes de plus à l’attention du soldat saupoudrées de menaces dérisoires et gratifie Coleson de toute son irritation face à cet… élément perturbateur imprévu. Sören lui fait face pendant tout son numéro, empiétant volontairement dans son espace vital en restant droit au milieu de la sortie, l’air provocateur ; n’attendant qu’une attaque de plus qui n’arriva jamais. Lorsque Roger disparaît, l’adrénaline retombe, la douleur revient accompagnée d’une sournoise déception. « J’aurais dû m’en douter… » Ça sonne comme un reproche bien que ça n’en soit pas un. « Je suis désolé. » concède-t-il. Au moins pour Roger. Son regard se porte sur la bouteille et la tasse qu’il a su préserver envers et contre tous les dangers. Il hausse les épaules. Qu’il a l’air con avec sa tasse. « Je vais y aller. » Une tasse licorne, sérieusement…

Tout s’est déroulé en une fraction de seconde. L’insulte, l’échange de coup, la fuite de Roger… Et maintenant il se tient droit comme un piquet sur le palier de la spectre. Droit mais peu fier, en réalité Sören essaie de remettre les pièces à leur place ; de résoudre le puzzle de ses décisions pourries. Mettre ça sur le dos des conseils plus ou moins avisés de sa fille serait de la pure hypocrisie, le militaire préfère prétendre que l’alcool est la raison de tous ses dérapages. Cela dit… Serait-il vraiment venu à jeun ?

Il hausse les épaules en croisant du regard la queue arc-en-ciel de la licorne sublimée de paillettes étincelantes et annonce à sa coéquipière d’infortune son départ. « Non, tu restes. » Un signe de tête accompagne cette invitation. « J’ai une bouteille de rouge d’ouverte, je suis sûre qu’elle pourrait te plaire, alors autant rester. » Tentante invitation. Le trentenaire jette un coup d’œil au canapé. Il essaie tant bien que mal de chasser l’image de Roger installé confortablement à cette même place, un verre de cette même bouteille à la main. Un petit quelque chose le dérange dans cette idée de passer « derrière lui » mais il chasse ces contrariétés ; ou du moins les range dans un coin de sa tête. « Merci de ne pas l’avoir trop amoché, je sais pertinemment que tu y es allé mollo. Et pourtant, autant dire qu’au vu de ses propos, j’ai cru un instant que j’allais devoir l’enterrer dans le parc. » Il esquisse un mince sourire ; l’enterrer ne l’aurait pas plus déranger que ça. Blague de traqueur. Un nouvel haussement d’épaule accompagne un désinvolte : « Me remercie pas, je suis juste bourré. » C’était faux, désinhibé serait plus approprié mais Ivy le connaissait suffisamment pour faire la différence par elle-même.

« Tu es sûre ? » voulait-il tempérer après son petit éclat de l’après-midi mais fidèle à lui-même, il se contente d’un « Va pour la bouteille de rouge. » Il se rapproche de la jeune femme, comble la distance qui les sépare, s’arrête trop près ; foutue manie qu’il a de briser la distance « respectable et vitale » de tout un chacun pour déstabiliser et provoquer. Il s’imprègne d’une fragrance de son parfum qui lui chatouille les narines, de celles d’un samedi soir en charmante compagnie, ne dévie pour une fois pas son regard de son maquillage subtil. Sören finit par lui tendre la bouteille qu’il avait emmené avec lui. « J’ai ramené la petite sœur. J’espère qu’elle est bonne… J’y connais rien. » Ça non, à part le bourbon et le whisky, pépère Mikkelsen était un piètre palet. Tout reposait sur les goûts de sa sœur à qui il avait pioché dans sa réserve. Pourvu qu’elle soit plus douée que lui.

Il fait quelques pas dans l’appartement, glisse un regard en direction du bar, à l’endroit même où une semaine plus tôt il avait éclaté une tasse sur la tablette côté salon. Avec un soupir à peine retenu, il refait face à Coleson, lève la licorne avec une moue peu convaincue. Une tête de cheval surmontée d’une corne argentée se dresse d’un côté du récipient rose pétant tandis que de l’autre, la queue multicolore de l’animal servait d’anse pour la maintenir. Autant dire que le tableau était… unique en son genre. Un mince sourire finit par étirer ses lèvres, demi-sourire à la Sören dont il était le spécialiste mais qu’il n’offrait que rarement à sa partenaire ; jamais lorsqu’ils n’étaient que tous les deux ensembles. « C’est mieux que rien… ? » tente-t-il de se rattraper de toute sa maladresse aussi légendaire qu’une licorne en-tassée. Et il tend son bien – qui fût sans doute un jour celui de sa fille jusqu’à ce qu’elle le trouve à son tour ridicule… transmission rituelle jusqu’à l’appartement de la spectre – à la maîtresse des lieux.

Une petite voix lui chuchote que c’est le parfait moment pour s’excuser mais une autre plus sournoise lui rappelle en demi-teinte que tout est arrivé à cause de Coleson et que ses fautes n’en sont que justifiées, argument face auquel la première voix s’indigne, outrée… Ce dilemme schizophrénique s’illustre par un mutisme complet du concerné qui se contente en guise d’excuse d’un peu fier « Elle sera parfaite pour ton café. » Alors, c’est validé comme excuses ?

Coleson semblait un peu trop heureuse de son cadeau, Sören l’observait d'un regard suspicieux, un sourcil arqué. Est-ce qu’elle se moquait de lui ou bien… ? Mais non, elle lui chipe la tasse des mains avec un enthousiasme non dissimulé et la contemple sous toutes ses coutures. « C’est pas faute d’avoir rabâché à Aisling qu’elle était cool… » ronchonne le jeune père dont la fille ne voulait plus de cette tasse à paillettes. Sören croise les bras sur sa poitrine, amusé même s’il ne l’avouerait jamais. « Par contre je te préviens celle-ci on la casse pas, hein ? » Le rire d’Ivy accompagne son lever d’yeux au ciel mais il ne s’en formalise pas. Il l’avait peut-être mérité celui-là. En fait il avait trouvé la solution miracle : picoler avant d’aller voir son opposée. Pas sûr qu’elle était très saine, ni viable sur le long terme mais elle semblait faire effet dans l’immédiat. « Je ne voudrais pas casser une pièce aussi unique… » marmonne-t-il dans sa barbe, comme à son habitude. Quelques grognements boudeurs mais le ton moins maussade qu’à son habitude.

Ivy le contourne pour récupérer un nouveau verre pour un nouvel invité et évince discrètement celui de son prétendant. Sören constate son manège en silence mais n’en dit mot. « Tu préfères peut-être qu’on ouvre ta bouteille ? » Il hausse les épaules. « Un jus de raisin ou un autre… » ricane-t-il avec un air narquois. Il en est certain, il n’y verrait aucune différence. Le traqueur prend les devants et s’installe sur le coussin du canapé ; espérant silencieusement ne pas avoir choisi la place qu’occupait Roger avant lui. Il attrape la bouteille trônant sur la table basse et ressert son hôte avant de remplir le verre qu’elle vient de lui apporter. « Finissons d’abord celle-là, après tout rien ne presse... » Sa conscience bâillonnée s’indignerait bien si l’alcool lui en laissait l’opportunité mais l’euphorie et la désinhibition s’assurent qu’elle n’en fera rien. Demain il aurait tout le loisir de se maudire pour avoir mis de côté le temps d’une soirée le gouffre qu’il avait creusé avec son opposée mais ce soir il s’autorisait un excès. Ou ne se rendait peut-être pas bien compte qu’il se l’autorisait, le cas échéant il se serait certainement déjà évaporé. Cette demi-prise de conscience mérite bien un léger pique à la Sören : « … Roger n’a pas prévu de repasser ? » C’est plus fort que lui, tout en tact et délicatesse comme à son habitude. Son visage se fend d’un grand sourire satisfait ; un côté sale gosse non assumé.

Le soldat prend ses aises et s’installe confortablement sur le canapé. Il passe un bras par-dessus la banquette, étalé de tout son long. Il en oublie presque où il est ; chez qui il est. Il tend un index vers le bar et la tasse. « Je t’ai ramené un beau cadeau. Tu n’as pas le droit de m’engueuler. » se défend-il avant que la jolie brune ne sorte les griffes. Ses activités nocturnes étaient un sujet tabou, Roger était un sujet tabou, il le savait. Quant à réussir à s’empêcher de lui remettre dans le pif… C’était une toute autre histoire. Mais une licorne valait bien toutes les provocations du monde… Non ? Il lève les mains pour s’innocenter, un air de « je n’ai rien fait » qui sonne faux sur le visage et finit par porter son verre à ses lèvres. Il hume le parfum du liquide bordeaux ; comme prévu ça pue le raisin et l’alcool, n’importe quel pisse-mémé ferait l’affaire pour son palet mais il se garde ses commentaires. Il les retient in extremis, son manque de savoir vivre et son addiction à la boisson, et éloigne la coupe de sa bouche pour la tendre en direction de sa partenaire. L’envie de porter un toast illumine ses traits de mesquinerie mal placée mais il sait qu’il se fera envoyer chier s’il trinque « A Roger. » Il se contente d’un fin sourire trop fier pour être honnête, ils se marrent bien, lui et ses pensées inappropriées.

Il n’avait pas pu s’en empêcher. Il avait fallu qu’il refasse une allusion à l’amant éconduit de sa partenaire, par pur plaisir et excès de gaminerie. « Tu sais pertinemment qu’il ne se risquera plus jamais à remettre un pied ici. » Oh ? Vraiment ? « Quel dommage… » siffle-t-il innocemment. Il se garde d’autres remarques dont il a le secret pour une fois. Après tout, une tasse licorne ne le protégeait peut-être pas de toutes ses conneries et de l’agacement qu’il était capable de susciter chez la jeune spectre. « Mmmh… Certes, bien vu. Je ne t’engueulerais pas aujourd’hui alors et encore moins avec un verre de vin entre mes mains. Tu sais comment m’amadouer. » Alors ça ce n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Sören se félicite d’être assez lucide pour avoir correctement intégré cette information. Il opine du chef, l’air faussement absent et commente de toute sa délicatesse bien placée : « J’ai connu plus coriace... » Ce n’est ni un compliment, ni un reproche… C’est une remarque à la Mikkelsen, ni plus, ni moins.

Ivy trinque avec lui. « A une équipe de bras cassés. » Une image de déguisement pirate lui revient en tête aussitôt. « A la pire bande de bras cassés des sept mers. » Il avait l’alcool joyeux pour une fois. Ça changeait.  Il glisse à nouveau le verre à hauteur de sa bouche. Ça pue ; ça embaume ses narines à grand renfort de raisins rassis. Pouah. Il trempe ses lèvres, prend une gorgée du liquide pourpre et laisse tout loisir à ses papilles gustatives de s’enivrer des arômes tel le fin connaisseur qu’il ne serait jamais. C’est âpre, ça lui rabote le gosier. Foutu vinasse. Pourquoi n’avait-il pas ramené une bouteille de bourbon ? « Alors dis-moi, est-ce que ton palais ressent quelque chose ? Ou alors il vaut mieux que je m’abstienne de poser cette question ? » Il avale en déglutissant de travers. Un sourire étire ses lèvres portant encore ce goût de picrate. « Je te jure que si tu me redis que c’est du jus de raisin je… » Du jus de raisin, oh non, ce serait bien trop gentil pour cette tambouille. Mais Ivy s’interrompt elle-même. « Mouais en fait rien… Tu as apporté trop de cadeaux pour que je t’engueule. » Le visage de Sören s’illumine. « Tu n’as pas le droit de m’engueuler, c’est bien ça… ? » Il la dévisage sans détourner le regard, les prunelles provocatrices. « J’ai connu des laits chocolatés qui avaient plus de saveurs. » Et il était sincère. « Comment tu peux aimer cette bibine ? Je n’ai pas assez picolé pour descendre ça. »

Il jette un coup d’œil à la bouteille. « Bou-r-go-gne » articule-t-il avec un accent déplorable. Il s’essaie au déchiffrage des plus petites lignes mais son neurone abandonne et démissionne avant lui. Le traqueur hausse les épaules en grommelant : « Ces français… » Il reprend son verre qu’il fait rouler entre ses doigts. Avec quelques grammes d’alcool dans le sang, la spirale ronde devient rapidement entêtante et hypnotisante. Le jeune père trouve un certain réconfort dans cette pièce, sur ce canapé. Une exception à sa solitude des mauvais soirs qui apaise son âme, et s’il ne fait pas immédiatement le rapprochement avec le lien qui l’unit à son hôte, il finit par se convaincre que c’est la seule explication. Quelques minutes de relâchement les armes baissées et cette foutue sensation de bien-être que lui provoquait la proximité de la spectre s’intensifiait, profitant de la moindre faille pour s’insinuer dans sa carcasse désinhibée. Il refermerait volontiers toutes les écoutilles mais il s’octroie quelques nouvelles minutes de répit, par simple flemmardise, l’alcool aidant cette non-prise d’initiative. Et puis, retrouver son armure de glace habituelle le priverait de quelques vannes bien senties et dosées, et cette perte serait bien trop dommage. « Tu sais Coleson, ce n’est certainement pas pour ta vinasse que tes amants reviennent. Je parierais plus sur tes beaux yeux. C’est infect. » Il fait la moue, tire une grimace. Avec un peu de chance une fois bourré ça passerait tout seul… Ouais peut-être bien. Alors il descend tout le contenu de son verre cul sec, tant pis si c’est un sacrilège pour sa partenaire. Cette soirée manquait de lait chocolaté.

Qu’est-ce qu’Ivy pouvait trouver de si merveilleux à cette boisson ? Il ne voyait aucune différence entre une piquette bon marché et un grand cru, c’était le même jus de navet insipide. Au moins c’était alcoolisé, il pouvait bien lui reconnaître ça. Les effluves de vin chatouillent ses narines et son odorat exacerbé par la proximité de son opposé. Ça lui pique le pif, il en frissonne jusque dans le gosier. Qu’est-ce qu’il ne fallait pas faire pour être bourré… La présence de la spectre a un double effet curieux sur le militaire plus vraiment sobre maintenant ; un certaine lucidité se mêle à sa désinhibition controversée. Ses sens s’affinent tandis que ses pensées s’effilent. Il perçoit tout, n’enregistre rien ; fort de sa mémoire sélective au top de sa forme. Tout comme il sait pertinemment qu’il a passé des mois à bâtir des barrières mais n’a pas la force de se lever de ce canapé. Aucune force morale. Aucune volonté. Tout le bourbon enfilé fait son petit effet. Tout ce qu’il veut c’est continuer à être bourré.

Il ignore tout de la tirade de Coleson, lève les yeux au ciel pendant qu’elle vante les mérites des vignerons et des français. « Bla-bla-bla… » marmonne-t-il, en digne réponse d’un enfant de trois ans. Dans une ultime provocation, il descend son pichet d’une traite. Après tout l’important c’était que ça picote dans la gorge, autant y aller franchement, non ? Sören a tout juste le temps de reposer son verre sur la table, un air satisfait et un sourire niais illuminant son visage, que le poing d’Ivy s’écrase sur son épaule. Il n’a même pas le temps de réagir. Un semblant d’alerte résonne dans son crâne une demi-seconde avant l’impact mais Coleson ne représente pas vraiment un danger pour son inconscient et l’engourdissement induit par l’alcool anesthésie son don. Ça lui colle juste une migraine digne d’une gueule de bois légendaire ; doublée de son épaule qui part en arrière sous le coup de la surprise. « Qu’est-ce que… » Il n’a pas le temps de finir sa phrase, Ivy l’agrippe et le secoue comme un prunier. Bordel de bordel de merde. Le vétéran n’a même pas le temps de réagir. Ça tangue ; Dieu merci il est immunisé au mal de mer. « Woowowowow… Arrête !! » Mais la jeune femme en décide autrement. « Putain de néophyte ! Sacrilège ! » Tout ça pour un verre de vinasse ? Il n’essaie même pas de lutter, le petit tour de manège provoqué par Ivy lui monte à la tête, comme tout l’alcool qu’il s’est enfilé.

Lorsqu’elle le lâche enfin, Sören se secoue longuement, passe une main dans sa tignasse pour y remettre de l’ordre. « Clairement on ne peut plus rien faire pour toi et ton palais… » Est-ce qu’elle était vraiment en train de se marrer maintenant ? « Mais t’es complètement mala… » Il relève les yeux au ciel, pousse un soupir et esquisse un semblant de rire. Fidèle à lui-même, même bourré. Le traqueur songe qu’il s’agissait très probablement de leur premier instant de complicité, ou ce qui pouvait s’en rapprocher en tout cas. Comme quoi le bourbon était vraiment la solution universelle à tous les problèmes que l’univers pouvait dresser sur son chemin. « Tout ça pour un foutu verre ?! » Nul doute que les hommes qui s’installaient habituellement à sa place était bien plus raffinés que le militaire bourru. Il lui lance le fameux regard du « ça ne tourne vraiment pas bien rond là-dedans » et hausse les épaules. « Ça m’a donné soif tes conneries… » Et sans plus de cérémonie, les pupilles teintées d’un brin de vice et de provocation, il attrape la bouteille et porte le goulot à ses lèvres, descendant déjà une première gorgée. Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, ça assèche la gorge ses bêtises.