Tired of being what you want me to be ☾ Sören

« Tu avais promis ! » C’est pas faux… « Oui mon cœur, je sais bien… » La petite terreur le toise d’un air autoritaire. « Tu dis qu’il faut toujours tenir ses promesses. » Ça non plus, c’était pas faux… « J’ai peut-être dit ça… Qu’est-ce que tu dirais d’une surprise pour me faire pardonner… ? » La moue de sa petite princesse est impartiale. « Deux surprises ? » Et voilà comment Sören se retrouvait au St Nicholas Market.

Le centre commercial est bondé, ça le gonfle. Le lèche vitrine, très peu pour lui, le militaire a horreur du temps perdu entre les rayons et les cabines d’essayage ; il ne fait une exception que pour Aisling, pour laquelle sa patience ne souffre d’aucune limite. Il se serait bien vu ailleurs – n’importe où mais ailleurs – en ce début d’après-midi seulement il avait fait une nouvelle promesse à sa fille. Et celle-ci il comptait bien la tenir. Deux semaines auparavant, il avait manqué à sa parole lorsqu’il avait passé une nuit sur le fauteuil de sa partenaire après leur bévue de la soirée. Il s’était assuré que Coleson se remette de la drogue du vampire avant de légèrement s’emporter et de quitter son appartement furibond… pour être reçu par un savant mélange d’inquiétude et de reproches de retour chez lui. Oui, il devait se faire pardonner. Coleson pouvait se gratter pour des excuses – de toute façon, tout était de sa faute, n’est-ce pas ? – alors il se ferait pardonner doublement auprès de son petit ange.

Le soldat avait prévu la plus simple des surprises : un Halloween des plus réussis ; un déguisement pour lui et sa fille et une journée démarchage de bonbons avant la fameuse soirée du trente-et-un ; cette même soirée à laquelle il n’avait aucune envie de participer mais tout son entourage l’avait incité à mettre de côté ses ambitions personnelles de glandouille et de déprime pour une fois. Il lui fallait bien un déguisement. Un déguisement à double emploi ; pour le tour du quartier et pour une soirée. Il traversait l’allée principale d’un pas cadencé, ses bottes martelant le sol au rythme de son agacement. « Où est cette putin de boutique ? » marmonne-t-il dans sa barbe de tout son engouement. Parti en catastrophe sitôt réveillé, il espérait être rentré avant que sa fille n’émerge ; une vraie surprise dans les règles. Départ précipité, mais non moins coquet ; le traqueur ne dérogeait jamais à ses rituels du matin. Allure soignée, touche parfumée, le tout sublimé par un jean slim foncé et une chemise cintrée. Du Sören tout craché.

Il passe devant des boutiques de fringues et les unes après les autres se dit que son opposée se trouve peut-être dans l’une d’entre elles. Il le sait, l’a senti depuis maintenant de longues minutes : Ivy est également au St. Nicholas’ en ce moment-même. Quelle poisse. Il passe devant une boutique de lingerie féminine et suppose qu’elle fait son choix parmi la nouvelle collection automne, à la recherche des perles rares pour occuper ses prochaines soirées ; comme si ça ne lui avait pas suffi de pourrir toutes ses soirées depuis leur foutue mission.

Il avait mis un point d’honneur à ne pas reparler de ce qu’il s’était passé. Il n’y avait rien à dire de toute façon. Ils s’étaient contentés d’exécuter leurs missions quotidiennes avec le reste de l’équipe comme si de rien n’était, plus froids et distants que jamais. Foutu lien. Foutu caractère à la noix de sa coéquipière. Ils avaient tous les deux évacué rancœur et frustration à leur manière : lui en boxant et elle… Sans commentaire. Sören se consolait en se disant que cette boutique introuvable serait bien le dernier endroit où la croiser et, lorsqu’il tombe enfin devant, pousse la porte avec un certain soulagement.

Le tintement de la cloche accompagne son entrée. Son regard se promène de chaque côté des rayonnages. Il repère immédiatement quelques costumes pour jeunes filles de Chaperon Rouge, il le sait, c’est celui-ci qui illuminerait les prunelles de son trésor. Le véritable casse-tête serait d’en trouver un pour lui. Il n’avait plus le goût de la fête et des jeux, le vétéran. Se déguiser était une corvée, tout comme trouver une panoplie appropriée. Il se dirige avec nonchalance vers le fond de la boutique pittoresque, là où sont entreposés les costumes pour hommes.

Il devine une seconde avant l’instant fatidique que c’est une terrible idée. Ce lien merdique s’intensifie alors qu’il débouche à la tête du rayon, comme pour se foutre ouvertement de sa gueule. Une allusion subtile à une personne intimement croisée à son âme alors qu’il arrive en face des cabines d’essayage ; face à face avec une jeune femme costumée. « Et merde. » lâche-t-il sobrement en se retrouvant nez à nez avec Coleson. Ses pupilles la dévisagent de la tête au pied, fidèles à elles-mêmes, s’attardent sur sa taille mise en valeur par ce corset affûté, détaillent les libertés des pans dénudés. « Et merde. » songe-t-il à nouveau, s’avançant en retenant un soupir blasé ; de toute manière sa gueule d’ange parle d’elle-même. « Salut… » Il est ra-vi. Il détourne le regard, ignore la tiédeur qui réchauffe et apaise ses tripes par la simple proximité de son opposée. « Bonjour monsieur, je termine avec la demoiselle et je suis à vous. » Sören savoure cette intervention. « Bonjour. Pas de soucis… » Il s’éclipse au rayon des hommes, ne portant qu’un œil distrait aux costumes qu’il trouve. Car malgré tous ses efforts pour se concentrer sur tout autre chose que son opposée, il ne peut s’empêcher de tendre l’oreille et de jeter quelques regards indiscrets entre deux déguisements écartés.

 

Les costumes défilaient entre ses mains sans qu’il n’y accorde la moindre importance. Ses pensées étaient tournées ailleurs, en direction des cabines d’essayage et de sa poisse inégalée. Visiblement Ivy était tout aussi enjouée que lui à l’idée de se rencontrer au hasard d’une sortie shopping au magasin de déguisement. Il avait sous-estimé leur lien ou sa malchance… Peut-être bien les deux. Il essaie d’ignorer la jeune femme qui fait face au miroir mais à chaque fois qu’il passe à la panoplie suivante, elle lui apparait entre deux costumes écartés, comme un éternel rappel. Deux semaines d’ignorance réduites à néant en quelques minutes. Deux foutues semaines à esquiver du matin au soir toute rencontre inopinée avec mademoiselle tenue de soirée pour la retrouver dans la plus improbable des situations. C’était un chouette résumé de sa vie. Il peste intérieurement.

La vendeuse confie une nouvelle tenue à Ivy qui retourne sous son regard indiscret dans la cabine d’essayage tandis que, comme promis, elle revient vers le soldat. « Monsieur en quoi puis-je vous aider ? » Achevez-moi avant que ce lien pourri ne le fasse, aurait-il voulu répondre… mais il se contente d’un banal : « Je cherche un costume pour Halloween. N’importe quoi pourvu qu’il soit à ma taille. » La commerçante lui propose plusieurs modèles face auxquels il fait la moue et soupire. Elle comprend très vite que « n’importe quoi » signifiait dans le dictionnaire du militaire « celui face auquel je grimacerai le moins », ce qui n’était pas une mince affaire… Après plusieurs tentatives infructueuses, elle tente une nouvelle approche. « J’ai un modèle parfait en stock, vous voulez bien l’essayer pour qu’on se fasse une idée ? » Il hausse les épaules, blasé. Désespérant. « Je reviens. » dit-elle en disparaissant au coin du rayon. Sören pousse un énième soupir, a une pensée pour sa fille profondément assoupie à son départ pour laquelle il subit tout ce merdier et, l’âme un poil apaisée revient en direction des cabines.

Une nouvelle fois son sens du timing imparable fait mouche. Sitôt arrivé au bon endroit, au mauvais moment, il entend le rideau s’ouvrir et lève les yeux au ciel. Coleson sort de son intimité vêtue en pirate de la tête au pied. Les prunelles du traqueur défient à nouveau toute bienséance en s’attardant méticuleusement sur chaque détail du costume ; de ses épaules toujours dénudées, à sa taille cintrée, en passant par ses jambes sublimées par ces deux longues cuissardes. Il réalise après quelques secondes qu’il fixe bêtement l’attirail de sa partenaire de calvaire, la mâchoire entrouverte, et se contente de reprendre son air dépité du moment. « Pas mal. » lâche-t-il comme seule et unique remarque, le regard attiré comme un aimant vers les bottes et les jambes élancées de Coleson, ne déviant que lorsqu’il remonte jusqu’à la chute de ses reins. « Tu trouves ton bonheur ? » Nouvel haussement d’épaules. Si seulement… « Tu connais la réponse… » Il se serait bien passé d’une séance d’essayage mais la vendeuse semble en avoir décidé autrement ; unique parade contre l’attitude maussade et négative de son dernier client.

Cette dernière le sauve à nouveau et il se raccroche à cette diversion bienvenue comme un naufragé à une bouée. Il prend le costume emballé dans un sachet opaque et s’enfuit en direction d’une cabine vide ; qu’importe ce qu’il contenait, il était une parfaite échappatoire pour éviter de se compromettre plus qu’il ne l’avait déjà fait depuis plusieurs semaines auprès de « la jeune et jolie spectre ». Il se réfugie derrière le rideau et entreprend de découvrir son costume surprise. « C’est une blague… » Il jette un coup d’œil discret à l’extérieur. Faute d’autres clients, la vendeuse attend à l’extérieur auprès de Coleson. « Merde. » Il ronchonne, marmonne, râle à tout va en déboutonnant sa chemise. Chaque bouton ôté dévoile son lot de cicatrices et de tatouages, tous chargés d’histoires et de souvenirs. « Fait chier. » peste-t-il en enfilant son déguisement. « Hors de question que je mette ce machin. » conclut-il finalement en s’extirpant de sa cabine, chapeau à la main. Il se retrouve face aux deux jeunes femmes, tel le pirate le moins expressif et le plus blasé de tous les temps. Foutue idée à la con de lui avoir fait enfiler un costume s’accordant à celui de sa coéquipière. Foutue vendeuse à la noix. Il pousse un profond soupir et prend les devants : « Je sais, c’est ridicule. » Comme si cela pouvait lui éviter une remarque de Coleson.


 

Il tire sur les manches du long manteau. Ca le dérange, toutes ces couches de vêtement. Le militaire réajuste la chemise qui lui colle au corps, tire sur le pantalon. Satanées bottes. Il croise le regard d’une vendeuse un peu trop fière de son idée à son goût puis celui de Coleson qui le dévisage sans retenue. Soupir. C’est de bonne guerre, il l’accorde. « Non au contraire, je trouve que ça te va bien Mikkelsen ! Peut-être même que pour la soirée du 31 octobre toute l’équipe pourrait débarquer en pirate, qu’en dis-tu ? » Une grimace déforme son visage. Il ressent l’enthousiasme de son opposée mais malgré leur lien ce dernier n’est pas contagieux. Sören subit cette séance d’essayage plus qu’il ne la vit. Il a horreur des costumes, trouve ça ridicule… Maudit Halloween.

Il ne prend pas la peine de répondre tout de suite, préfère d’abord jeter un coup d’œil dans le miroir. Il se contemple de la tête aux pieds, lentement, sans la moindre réaction. Ses pupilles croisent leur reflet – regard amorphe et taciturne – avant de faire le tour du propriétaire, jugeant silencieusement un costume un peu trop assorti à celui de sa partenaire à son goût. Il ne s’accorde même pas la peine de prendre une pose, se contente d’être face à la glace droit comme un piquet, aussi à l’aise qu’un vampire sur un bûcher. Il retient un soupir, croise à travers le miroir les prunelles des deux jeunes femmes qui l’observent ; finalement il pousse un long et profond soupir. « Putin de Jack Sparrow low cost. » s’exclame-t-il de tout son tact légendaire. Pour l’enthousiasme on repassera. Il secoue la tête, articulant sans un bruit quelques « c’est ridicule. » pour s’en convaincre. Il se retourne pour faire face aux demoiselles et avec un haussement d’épaules répond : « Si t’arrives à les convaincre on sera la pire bande de bras cassés des sept mers. » En pirate ou dans un autre attirail, ça ne faisait aucune différence à ses yeux. Il croise le regard vexé de la vendeuse – tant pis – et se retourne une dernière fois vers le miroir. Est-ce qu’Aisling aimerait voir son père là-dedans ? Peut-être bien, c’est le côté sadique d’un gosse de son âge. Quelle promesse à la con.

« Tu devrais essayer au moins avec le chapeau, je suis sûre que ça ira mieux avec. » Il lance le regard du « c’est ça, fous toi de ma gueule » à Coleson. Coleson qui lui adresse un clin d’œil avant de mettre le sien sur sa tête. Fallait avouer que la tenue lui collait à la peau ; le chapeau faisait tout, ça ne pouvait venir que de là. Sören se dit qu’il ne peut pas tomber plus bas qu’il ne l’est déjà. Tout en levant les yeux au ciel, il s’accorde une brève trêve avec son opposée et avec toute la mauvaise volonté du monde dépose son tricorne au sommet de son crâne. « Heureuse… ? T’as devant toi le bouffon des Caraïbes. » Il ne fait même plus le moindre effort, c’est navrant. La propriétaire de la boutique doit être ravie de le recevoir comme client. Il s’en fout le traqueur, de toute manière il l’ignore royalement, ne captant que l’attention d’Ivy et des déguisements qu’elle porte bien mieux que lui. Si elle passe un agréable moment ce n’est absolument pas son cas et même ses pensées divaguant vers son petit trésor ne suffisent plus à chasser son aigreur du moment. Les costumes le gonflent. Défiler devant Coleson le gonfle. Et cette foutue vendeuse qui a accordé leurs tenues le gonfle plus que tout le reste.

Sören réajuste son chapeau. Il n’avouera jamais qu’il se trouve une certaine allure, ça non, préférant tirer sur ses manches encore et encore pour les ajuster. « Ça ne va pas… Je retourne regarder ce que vous avez en rayon. » maugrée-t-il en se détournant. Ce foutu lien remplissait assez bien son office par lui-même, il n’allait pas lui faciliter la tâche. D’autant qu’une petite voix au fond de lui apprécierait de retrouver un semblant de complicité avec Coleson ; mue par ce clin d’œil échangé et la joyeuseté communicative de la spectre. Non, non et non. Il n’allait pas en rester là après les paroles échangées quelques semaines auparavant. Il avait une réputation à tenir, ce vieux grincheux. Sören balance son tricorne au sommet d’un porte-manteau voisin, passe sa main dans sa tignasse pour lui redonner forme. « Mieux. » Il ronchonne en retournant se réfugier au milieu des costumes plus nazes les uns que les autres. Il adresse un dernier regard à Ivy, prends soin cette fois d’éviter tous les charmes de sa tenue : « Que cette journée demeure comme celle où vous avez failli attraper le capitaine Jack Sparlowcost. » Et ils disparaissent, lui et son humeur maussade.

 

Les déguisements se suivent et se ressemblent, tout comme les critiques du soldat ravi d’être dans son élément. Vampire low cost. « Nul. » Zombie low cost. « Nul. » Licorne d’Halloween. « Hein ? » Epouvantail low cost. « Nul, nul et nul ! » Il entend des messes basses entre la vendeuse et son opposée, écarte deux costumes pourris pour leur jeter un regard noir entre Freddy et Frankenstein. Je-vous-emmerde, signifiait-il ; en toutes lettres, sans faute d’orthographe. Puis il retourne à ses sombres desseins : trouver une alternative au costume assorti à celui de Coleson et mettre les voiles le plus vite possible avant que sa chance légendaire n’ait le temps de lui accorder quelques autres douces surprises de cet acabit.

Il entend les pas de sa partenaire la mener jusqu’à lui et lève les yeux au ciel une première fois. Il se convainc de l’ignorer mais c’est plus fort que lui, il tourne la tête dans sa direction à son arrivée. Il l’aimait bien, le costume de la jeune femme. Elle le portait bien mieux que lui… Alors en guise de démonstration d’enthousiasme il pousse un long et profond soupir, relève les yeux au ciel lorsqu’il entend sa question. « Alors tu trouves autre chose ? Ou finalement tu vas rester en Jack Sparlowcost ? » Mort-de-rire ; deuxième regard qui tue. Sören se retourne face au rayon, attrape dans sa main droite un déguisement de citrouille géante et dans son autre main celui de l’abominable homme de neige. « Ça répond à ta question ? » C’est un cauchemar. Son idée à deux balles, ce magasin ridicule avec sa vendeuse tête à claque et la présence de Coleson… C’est un foutu cauchemar.

Il repose les deux caricatures de costumes à leur place et confronte Ivy du regard. Ses pupilles se promènent au gré de leurs envies, comme à leur habitude, aussi discrètes qu’un éléphant au bain municipal… Mais c’est assez intriguant de voir la spectre dans cette tenue, assez pour attiser sa curiosité. Face à beaucoup de monde, il n’en aurait rien à carrer. Mais lorsqu’il réalise une nouvelle fois qu’il accorde un peu trop d’importance au déguisement de son opposée, il plante ses prunelles dans les siennes et n’en démord plus. « On n’a pas tous la chance d’avoir un corps de pirate. » souffle-t-il avec agacement. Son regard se promène sur le rayonnage. « Mais de toute évidence je n’ai pas d’autre choix… » Quelle vie…

Malgré toute son amertume du moment, le regard rieur d’Ivy et son sourire plein de vie adoucissent ses mœurs l’espace de quelques secondes. Un aparté entre agacement et frustration durant lequel il repense au corps de pirate de la jeune femme et à son propre reflet dans le miroir qui n’était pas si mal en y repensant… Mais Sören met immédiatement ça sur le compte de leur lien d’unisson et rompt cette trêve l’instant qui suit. « Le prends pas personnellement Coleson mais c’est plus simple quand je passe pour un connard, que tu m’en veuilles et qu’on ne se calcule pas. » Il repense à cette nuit dans son appartement, aux douces sensations de légèreté à son réveil après une nuit agitée tout proche d’elle. « Ni toi, ni moi n’avons envie de renforcer ce truc… » Passer pour un connard était bien plus facile que d’essayer de gérer la situation comme un adulte. Plutôt continuer à jongler entre des missions formelles et une ignorance totale en dehors du cadre du travail, félicitation Sören, ton tact a encore fait mouche ; et pour une fois tu y avais mis de la délicatesse et de la parcimonie.

Il lance un dernier regard à Ivy et secoue légèrement la tête. Un instant il se dit que cette rencontre était plutôt sympathique, l’instant qui suit il se dit que c’est une raison de plus pour mettre cette distance nécessaire. Il se détourne de son opposée et retourne en direction des cabines d’essayage. « Je vais prendre le costume de pirate et un déguisement de Chaperon Rouge pour une fillette de quatre ans. » annonce-t-il à la vendeuse qu’il croise en chemin sans plus de politesse. Il n’avait qu’une hâte, ôter cette tenue, la remettre dans son sac et déguerpir d’ici le plus vite possible. Le traqueur s’enferme derrière le rideau pourpre, soulagé d’être enfermé avec lui et lui seul. Loin d’être claustrophobe, cette rupture avec le reste du monde apaise ses tourments. Il se sent intouchable. Il enlève le manteau bien trop chaud à son goût et entreprend de déboutonner sa chemise. S’il n’avait qu’une vague intuition de la présence de Coleson à son arrivée, à présent tout est décuplé ; comme s’il avait pris une dose que son corps tout entier lui réclamait. Arrivé aux deux tiers des boutons et à l’infâme cicatrice d’une lame affûtée lors d’un interrogatoire qui avait mis un terme à sa carrière militaire, Sören soupire, et se dit que c’est pour le mieux.

 

Les cicatrices comme les tatouages font partis de son histoire ; racontent eux même leur propre histoire. Tous sont porteurs de souvenirs ayant marqué sa vie et ses tournants. A chaque bouton déboutonné apparaît un nouveau pan de son existence. Ses pupilles se confrontent à ses décisions, ses réussites, ses erreurs et ses regrets, tous gravés à jamais dans sa chair. La chemise de pirate ôtée, Sören jette un regard dévolu à ses bras, prend conscience de sa nervosité et de ses biceps tendus. Il n’aimait pas cette situation qui lui échappait, cette relation malsaine qu’il ne maîtrisait pas. La fleur de lotus enveloppant avec délicatesse un crâne taillé dans un cœur de pierre qu’il portait sur son bras était une sordide métaphore de ce qu’il ne voulait jamais revivre ; et ce qu’il ne voudrait jamais oublier. Ses pensées s’effeuillent et s’égarent vers une personne intimement liée à son histoire. A jamais. Et le cœur serré et contrit, il se promet de ne plus jamais perdre une personne qui lui est chère, quitte à rester et demeurer seul de ce jour au dernier.

Le soldat quitte la cabine le sac à la main. Il tasse et pousse le costume froissé qui refuse de retrouver la place qu’il occupait soigneusement plié par les mains expertes de la vendeuse. Il guette Ivy déjà plantée face à la caisse et regrette l’espace d’une seconde ses cuissardes et sa chemise de pirate. Un mince soupir s’échappe de ses lèvres entrouvertes accompagné d’un juron silencieux entre lui et sa conscience compatissante. Il récupère le tricorne sur son perchoir et s’avance à son tour vers le comptoir. « Tu sais Sören, parfois être con ça peut sembler pratique, mais au bout d’un moment tu vas te rendre compte qu’il n’y aura plus personne qui voudra faire des efforts et tu auras juste réussi à faire le vide autour de toi. » Son sourire a changé. Il fait mouche. Sören s’en veut presque de l’avoir teinté d’un chagrin imperceptible, d’avoir trouvé la faille dans cette armure d’optimisme communicative qu’il partageait et subissait à ses dépens via leur lien indicible. Il ne laisse rien paraître, imperturbable, se contente de défier son regard silencieusement jusqu’à ce que la spectre se détourne pour payer.

Le jeune père balance son costume par-dessus celui de sa fille déjà posé sur la tablette de bois. Il extirpe son portefeuille de sa poche, compte ses billets. Il observe d’un œil distrait Ivy finir de régler ses achats et récupérer son costume. Finalement ils seraient bien assortis, elles avaient bien réussi leur coup les deux complices incongrues mais le cœur n’y était plus, pour personne. Avant qu’elle ne quitte la boutique, il marmonne à l’attention de sa partenaire et opposée : « J’espère bien Coleson. Tous ces efforts n’auront pas été vains. » Et il se tourne vers la caissière, le regard dur et le visage fermé. Il n’a plus aucune envie de parler, attend patiemment et en silence qu’elle lui annonce le total et il lui tend le compte rond en monnaie. Il ne la remercie pas, sinon d’avoir gâché sa journée, et se contente d’un maigre « au revoir » comme toute et seule parole alors qu’il quitte la boutique accompagné du tintement de la clochette qui avait annoncé son arrivée. Les bras chargés des deux sachets, il s’efforce de retrouver un semblant de sourire avant de rentrer. Il avait encore tout foutu en l’air, mais n’était-ce pas sa spécialité ?