Youlia // Pièces détachées

Survivante, vive, cérébrale, débrouillarde, désabusée, brisée, mère-louve, protectrice, peut s'avérer extrêmement violente, rageuse, battante, méfiante.

Alfiya a le cœur en vrac, mais la main en poing. Escompte défoncer chaque porte, chaque silence, chaque mur. Elle est tombée, Alfiya, une fois, dix fois, jusqu'à ce qu'elle ait cessé de compter. Sa force à la forme d'un ange, une odeur de chocolat et elle s'y accroche, s'y accroche encore et toujours pour ne pas perdre l'image et ses contours. Ceux de son fils, Darkhan, sa chair, son sang, sa vie. Alors elle grogne, Alfiya, elle grogne et voudrait mordre, mais devient docile dès qu'on agite la menace à son museau. Femelle se brise, se reconstruit sous les traits d'une autre. Une autre qu'on appelle putain, qu'on caresse autant que l'on bat, à moins que ce ne soit Youlia. Qu'importe, c'est pour lui qu'elle se lève, se dresse, se bat, enrage, s'arrache, s'embrase. Pour lui. Seulement lui.

Les petits + :

Elle a oublié, Youlia, le nom de ses origines. Celui qui la détermine, qui ancre ses racines. Ne reste que Vesselov, le nom d'un homme, la signature en bas de la page en jolies lettres manuscrites.

Elle n'a plus de patrie, Youlia, pas de papiers, pas d'identité à part un banal certificat de vente précieusement gardé.

Fiancée à un connard qui répond au doux prénom de Baha. Mère d'un gamin de cinq ans prénommé Darkhan dont le souvenir persiste à sa mémoire.

► Youlia adore la glace à la vanille et le beurre de cacahuètes.
► Elle pisse sous la douche.
► Youlia parle aux meubles et aux insectes pour tromper sa solitude.
► Elle déteste l'orage.
► Youlia se répète inlassablement le prénom de son fils dans la tête par peur de l'oublier.
► Son vrai prénom est Alfiya.

Commérage :

« Youlia, Youlia comment vous dites ? Connais pas. » Youlia n'est personne. Elle n'a pas de nom, tout juste un visage sur lequel on ne s'attarde pas pour ne pas provoquer la colère du maître des lieux, Oleg Vesselov. Femme de ménage, bonne à tout faire. Elle s'occupe de la bouffe et de la poussière, retourne à sa vie de misère lorsque le jour s'efface et que les masques tombent.

Le début, le commencement, rature à la naissance, trous dans l'enfance.
Il y a l'odeur de cannelle accrochée aux cheveux de ma mère, son sourire, son rire en cristal, la bonne odeur de bouffe qui mijote dans la marmite, la voix du père, les bonne nuit Alfiya et les je t'aime. Les petons qui traînent sur le stratifié et dépêche-toi, Alfiya, tu vas être en retard. En retard pour quoi, pour aller où ? À l'école.
L'enfant brillante, la tête pleine, mais jamais assez, non jamais assez. Avide de connaissance, avide du monde qui entoure. L'apprentissage des langues et du piano. Voix enfantine s'élève dans le petit salon dont les rayons percent à travers les rideaux de la baie vitrée.
Puis plus rien. L'absence, le vide, le néant, le manque, le creux à la poitrine, l'amour perdu, disloqué. Le manque, encore le manque, toujours le manque. Le manque d'eux. La perte de moi.
Je ne me souviens plus de leurs traits. Je ne me souviens plus des visages et des mimiques, tout juste un sourire. Les voix s'éloignent jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien, plus d'écho, plus rien, rien. Tu ne te souviens plus du timbre de ta mère, ni de ton père, Alfiya.

Construction du moi biaisé par l'absence de repères, le manque d'un père et d'une mère. Souviens-toi quand, comment, pourquoi Alfiya. Fouille ta mémoire et ses recoins.
Je ne peux pas.
Tu peux.
J'ai dit non !
Fracture mémorial. Peur tiraille la ventraille.
Sois sage. Sois sage et tais-toi putain, tais-toi. Arrête de chialer. Regarde-moi, tu ne voudrais tout de même pas finir en prison, pas vrai ? Ton marmot, on va s'en occuper et toi, en contrepartie, tu vas bosser pour nous. Voilà, tu vois, tu deviens raisonnable quand t'arrêtes de te débattre. Tu veux te tirer ? Bah vas-y ma jolie, la porte est grande ouverte. Mais j'te préviens, les flics t'attendent à l'angle de la rue. T'as pas de papiers ma mignonne. Tu sais ce qu'on fait à ceux qui n'ont pas de papiers ? On les enferme puis on les renvois chez eux. Avec un peu de chance, ton gosse trouvera une autre famille. Ou bien il croupira dans ces orphelinats dégueulasses. J'me demande ses chances de survie, t'en penses quoi, toi ? Tu crois qu'elles sont de combien, dis ? Quoi ? Tu me supplies ? Héhé. Inquiètes-toi pas, on va bien s'en occuper, tu verras, de ton petit mouflet. Comment qu'tu dis ? Mais oui, mais oui, on t'enverra une photo tous les ans, à son anniversaire si ça te fait plaisir. Mais ferme-la, bon dieu. Assis-toi dans le camion. C'est le début d'une nouvelle vie.

Darkhan.
Il sent le sucre et le chocolat. Tignasse qui se confond à la mienne alors qu'il arbore les yeux de son père. Deux billes d'un noir de jais. Tu l'entends encore hurler à s'en péter les cordes vocales. Ton tout petit qui s'égosille et t'appelle. Ça te hante encore, pas vrai Alfiya ?
Ils me l'ont arraché, je n'ai même pas pu lui parler, lui dire combien je l'aimais, lui promettre que je reviendrai le chercher. Pas de dernier bisou, pas de dernier câlin, pas de je t'aime ni de à bientôt ou de tout ira bien. Abandon. Abandon pur et simple. Tu crois qu'ils lui ont dit quoi ? Que tu ne l'aimais plus, que tu ne voulais plus de lui ? Comment tu peux croire en ces gens, Alfiya ? Comment tu peux penser qu'ils vont bien s'en occuper, quand tout ce qu'ils ont fait, c'est t'arracher à lui, à votre fuite, à votre liberté ? Chienne aboie, réclame l'enfant, sa chair, son sang. Et arrête de la ramener, retourne à ta place. Quoi, tu comprends pas quand j'te parle ? Allô, ouais, passe-moi le gosse. Tu l'entends hurler hein ? Maman, maman, maman rahhh. Bruit sourd et sanglots qui redoublent. Darkhan a mal. Tu vois, ça, c'est de ta faute. Blablabla, mais on lui fait pas d'mal à ton gamin. C'est toi qui viens de lui en faire, tu comprends ça ? Ça va te rentrer dans la cervelle ? Si tu fais la conne, c'est lui qui trinque, pigé ?
Âme se déchire. Il n'y a plus que les larmes silencieuses. Corps se berce d'avant en arrière et toujours, toujours répéter le prénom de l'enfant adoré.
Darkhan. Darkhan. Darkhan.
Les menaces, abrutissement des sens. Sois belle, tiens-toi droite, ne réponds pas, baisse les yeux. Lève tes bras, écarte tes jambes, c'est quoi cette chatte mal rasée, putain, mais t'es conne ou tu le fais exprès, tu veux que je passe un coup de téléphone ? Bien, je préfère ça. Joue. Maintenant joue pour moi. Voilà, c'est bien ça. Tu vois quand tu veux. Tu as faim ? Tiens, regarde, je t'ai apporté un chocolat. Entassée comme des dindes au milieu des tapisseries coûteuses et des fauteuils napoléon 3. Voyez cette chance que vous avez. La crème de la crème. Nous sommes plusieurs. Certaines sanglotent nuit et jour à s'en brûler les joues, d'autres fomentent à renverser ces connards, jurent qu'elles ne se laisseront pas faire. La blonde, Mélanie, avait un visage d'ange, des prunelles tendres et une voix cristalline. La rebelle a tenté de s'échapper, a rué, a cogné, a hurlé. Ils lui ont arraché les ailes à Mélanie. Elle ne volera plus jamais. Non, jamais.
La rébellion s'est tue dans les rangs. Qui sera la prochaine ?
Pas moi. Surtout pas moi. Jamais moi. Il caresse mes cheveux. Tu es si sage ma jolie, joue pour moi une dernière fois.

Les jours se sont confondus avec les semaines ou les mois. Anéantissement de la psyché, prénom oublié. Seul son prénom persiste à se rattacher à la mémoire. Darkhan, comme pour ne jamais, jamais oublier.
Copie vierge à offrir à un prix exorbitant. Poupée vide déambule dans les couloirs, sans attache, sans rien. Et souris, c'est pas un enterrement ma jolie.
Je pourrais partir en courant, m'enfuir, cogner ce grand connard tatoué, lui arracher son arme et lui retourner tout contre la tempe. Et bang. Tirer. Plus rien. Rien que du rouge aux murs, au sol et aux doigts. Mais tu ne peux pas faire ça. C'est ton enfant qu'ils détiennent. Je le hais en secret. Lui et tous les autres.
Alors je souris, je dis bonjour et merci. Je déambule dans la pièce dans une jolie robe si moulante qu'elle m'empêche d'inspirer totalement. On me range. On me demande d'attendre. Je ne suis pas la seule pour ce poste. Foutage de gueule. Les doigts se croisent. Prière muette à ce Dieu. Qu'il ne me choisisse pas moi, surtout pas moi, pitié.
Mais Dieu est un connard qui, à force de se branler sur nos gueules, est devenu sourd comme un pot.

La mort.
Il est vieux, le poil grisonnant, deux fentes de serpent à la place des yeux. Il me regarde, il me sourit, il me respire, il touche ma joue, il m'appelle Youlia. Il dit et il répète que ce prénom, ce sera le mien. Seconde naissance. Je me sens dégoulinante. Ce n'est pas le passage étroit d'un bassin, seulement celui de sa queue et de son foutre qui tache mes cuisses et mon ventre.
Il dit ferme les yeux, il dit ouvre la bouche, il dit ne mets pas les dents, il pousse des oh et des ah, et des putains. Il souille ma langue, il s'approprie la marchandise.
Ce corps qu'il vient d'acheter. Ce corps qui lui appartient contre un peu de fric, une signature et une poignée de mains.
Je vous hais.

Nouvelle vie dans ce palace, ces centaines de mètres carré. Ils ne verrouillent plus les portes sauf le soir, quand madame dort et qu'il me rejoint pour se glisser en moi dans le noir. La tendresse s'est envolée, ne reste que les gifles, les coups dans le bide, le cuir sur la carne, Et t'as plus de force pour aller nettoyer, Youlia ? Tu as envie de dormir ce matin ? Je te laisse, je dois passer un coup de fil. Quoi, tu es bien certaine ? Parfait, pense à nettoyer les chiottes.
Ce jour-là, j'ai regretté Baha. Mâle devenu soudainement moins monstrueux que ce gros fils de chien de politicard.
Réminiscence brumeuse. Les rires et le bonheur puis les grognements et les pleurs. Votre union rejetée, ton humanité en problème existentiel, sa haine de ton espèce attisée, la mort de son père par la main de l'Homme. Dégringolade. Il a appris à te désaimer, Baha, avec force, avec rage. Il ne voyait plus la femme, seulement la menace. Tu te souviens, Youlia ? Tu te souviens comme il ne te touchait même plus ? Te faire l'amour lui était détestable, le fruit de tes entrailles le rendait ivre de désespoir. Alors tu t'es tirée, Youlia, t'as remplis un sac de fringues pour toi et le petit, et tu es partie, un matin, alors qu'il faisait encore nuit. Tu es partie, Youlia, pour te libérer d'un monstre sans savoir qu'un plus grand t'attendait de l'autre côté de la frontière. Tu pourrais en rire, si tu n'avais pas juste envie d'en pleurer.
Fragments de vie retrouvés, pendant que la psyché s'échappe, s'évade de la silhouette malmenée et maltraitée. Des semaines, des mois que ça dure.

Darkhan a 5 ans.
Il sourit sur la photo. Ses cheveux sont peignés et enduits de gel. Il porte un short bleu marine, une chemise et un pull à carreaux rouge et vert. Dans ses petites mains, une énorme voiture télécommandée. Il est beau. Il est heureux. Il t'a oublié. Il t'a remplacé.
La photo est confisquée et le cœur se brise, se brise encore.
Peut-on mourir de chagrin ?
Je déambule dans la baraque, âme en peine ou âme morte. Carcasse douloureuse, membres engourdies, j'astique le mobilier, baisse les yeux dès que madame se met à passer, les joues fardées, les lèvres et les yeux maquillés, des tonnes de bijoux à ses oreilles, à son cou, à ses tiges et à ses poignets. Vanessa ne m'aime pas. Vanessa me déteste. Vanessa me fait punir chaque fois qu'elle le désire, dit qu'il manque un bijou, que j'ai touché à sa garde-robe. Elle me déteste et je le lui rends bien. Je crache dans chaque plat que je prépare, urine même, parfois dans le jus d'orange, le thé ou le champagne. Des petites victoires ridicules lorsque les babines se tordent. Oleg, tu ne trouves pas que ça a un drôle de goût ? C'est bio, madame Vanessa, c'est bon pour ce que tu as.
Des victoires dérisoires, ouais, dérisoires quand il pousse la porte de mon placard.

Il fait nuit, tout le monde dort.
Je ne sais pas ce que je fais. Je suis terrifiée. Le sac est blindé de liquidité, d'une poignée de bijoux et de quelques dossiers rouges qui portent la mention confidentielle.
Devant la porte, j'hésite.
Et s'il le tuait ? Non. Non. C'est pour ça que j'ai pris les dossiers, pour ça que j'ai volé.
La peur paralyse. Boule au bide. Je ferme les yeux, respire, compte jusqu'à dix et puis à vingt et puis à cent. Menotte se pose sur la poignée. Le dehors est froid, dangereux.
Souviens-toi. Souviens-toi qui tu es, qui tu étais. Fuis et retrouve ton fils. Traverse le monde s'il le faut, mais commence par cet endroit que t'as soufflé ce type qui travaille pour lui.
Les petons s'enfoncent dans les artères qui m'engloutissent tout entière.
Adieu pays de merde.

S'acheter des faux-papiers, traverser les frontières, ruser, jouer l'idiote et pleurer, attirer la sympathie, les accolades, les ça va bien aller et continuer. Continuer sans relâche, rejoindre l'Angleterre, terre d'accueil ou terre de misères. Darkhan est là-bas. C'est ce qu'il a soufflé, l'autre, entre deux portes, deux murmures.
Godillots foulent Bristol et ses recoins, surtout ses écoles, mais Darkhan semble être un mirage. Et si l'oasis promise n'était qu'un tas de cailloux ?