Cash | To keep on losing our mind

Étape 1 : le choc

Deux lunes terrifiantes, et la troisième qui pâlit devant le spectacle. Tu les as vues, le porte-feuille en main, accusatrices. Bourreau d'une justice céleste omnisciente. T'allais te contenter de prendre le fric et rentrer chez toi. Le réflexe t'a fait lâcher l'objet comme s'il prenait feu. Te retourner. Et rien de plus. Les nuages ont éclipsé ta vue et ce n'est plus les branches que tu as entendu craquer, mais tes os. Orage grondant, pluie de sang.

Treize années que tes misérables parents t'élèvent comme ils l'ont été : mal. Claques, coups de pied, brûlures de cigarette, la méthode brutale, tu la connais. Celle que tu subis à cet âge, elle est sauvage, sanguinaire, meurtrière. Elle ne donne pas de leçon, elle ne punit pas. Elle prend ta vie. Tu découvriras plus tard qu'elle a été contrariée, se contentant de t'arracher ton intégrité. Obsession, dépression, addictions : les rimes de ta survie.


Étape 2 : la tristesse

Cette attaque, elle t'a pris ta santé mentale d'après les adultes qui t'entourent, en plus de tes doigts. Vu la situation, on ne rit pas de ce que tu racontes, non. On a peur. On a pitié. Pauvre enfant qui s'invente une histoire fictive pour mieux encaisser ce qui lui est arrivé. Pourtant, t'en es sûr : un loup-garou t'a attaqué. Tu préviens tes parents, au cas où tu te transformerais. Tu le dis même aux flics qui t'interrogent. La pire erreur, c'est quand tu le racontes une fois de retour à l'école. Tentative désespérée. Pour quoi ? Éveiller une lueur d'intérêt, peut-être. Et faire oublier, l'espace d'un instant, la pitié, le dégoût, les moqueries. Au final ceux qui t'ignorent sont ceux que tu préfères.

Tu ne te reconnais pas. T'as beau avoir une chance incroyable, ces membres fantômes, ces cicatrices, cette jambe qui boîte encore t'effraient. Ce n'est pas toi. Ce n'est pas ta main. Les crises d'angoisse t'accompagnent partout. Tu finis par être plus souvent dans les couloirs ou l'infirmerie que dans les salles de cours.

Ton état s'améliore avec le temps, grâce aux guérisons et tes séances chez le psy.  Aux mondes imaginaires dans lesquels tu t'évades. Aux antalgiques et aux anti-dépresseurs que le psychiatre finit par te prescrire.


Étape 3 : la révolte

L'année de tes quinze ans, tu tombes amoureux pour la première fois. Elle s'appelle Marie-Jeanne et tu lui voues un amour éternel. Meilleure que les médicaments, elle te permet d'oublier, temporairement, les élancements de ta main. C'est en séchant les cours que tu la rencontres, et tu continues à sécher les cours pour la revoir. Des avertissements de la direction de ton bahut réveillent chez tes parents leurs instincts jusque là calmés. Ils te gueulaient dessus parce que tu ne guérissais pas à assez vite, parce que tu leur coûtais bien trop d'argent. Maintenant, ils crient comme des putois parce que tu bousilles soit-disant tes chances. Ils t'ont menacé d'arrêter la thérapie, mais ce qui t'a fait le plus peur, c'est de perdre tes ordonnances. Alors tu l'as rapporté au psy, sans savoir qu'une enquête avait cours depuis ton agression sur leur faculté d'élever un enfant. Comme toutes leurs méthodes d'éducation que tu croyais normales. Quelques semaines plus tard, t'es placé en famille d'accueil.


Étape 4 : la négociation

Un tout nouvel environnement inspirant, qui ne t'empêche pas quelques conneries. Ces nouveaux tuteurs réussissent l'exploit de te faire terminer tes secondaires, même si c'est avec deux ans de retard. Sur le fil du rasoir, t'as quand même ton diplôme et c'est tout ce qui t'importe. Ils ont trouvé comment tisser un lien, tout simplement, en validant et encourageant la culture dans laquelle tu te plongeais. La SFFF te tend les bras. Inutile de préciser que chaque personnification du loup-garou, d'une manière ou d'une autre, te fascine.

En parallèle, t'apprends à être discret sur ta consommation de joints. Sous des airs volontaires et travailleurs, tu commences des jobs étudiants alors que le but, c'est d'avoir de l'argent pour te payer ta dose. Pas vraiment conquis par l'idée de faire des études supérieures, tu continues les boulots pour lesquels on t'accepte – et pour lesquels ta main ne t'handicape pas trop. Agent d'entretien communal, éboueur, facteur, périodes de chômages... Jusqu'à ce qu'on t'engage dans une librairie comme vendeur, le premier travail qui te plaît vraiment. Tu le sais, t'as eu de la chance. Mais le fait de le savoir ne rend pas moins pénible la raison de pourquoi t'en as besoin, de cette chance. Des gestes du quotidien te le rappellent sans arrêt. Cette frustration, ce sentiment d'injustice, d'avoir toujours à t'adapter. Au fil des années, t'étouffes la grisaille de tes pensées, le rouge de tes souvenirs. Tu te façonnes une image lumineuse, teintée par les quelques accrocs avec la police pour des comportements inappropriés.


Étape 5 : l'acceptation

Durant des années, t'économises tout ce que tu peux, pour ne jamais tomber en rade de ce qui te paraît vital et dans l'espoir d'ouvrir un jour le commerce de tes rêves. Grâce à l'aide de ta famille d'adoption, tu l'ouvres en 2015. Tu galères un temps, puis ça se stabilise, offrant même des mois très bons. C'était sans compter sur la Révélation. Elle te bousille ta fin d'année 2016, autrement dit la meilleure période de ventes. Et avec le climat qu'elle engendre, tu sens que les difficultés vont se poursuivre. En parallèle et, paradoxalement, la nouvelle t'envahit d'une euphorie incontrôlable. T'avais raison. Cette conviction dont tu avais doutée, que t'avais éparpillée pour avancer, était légitime puisqu'elle s'avérait. Non, tu n'avais pas eu d'hallucinations. Non, tu n'avais pas altéré la réalité pour mieux la supporter. Tu t'étais bel et bien fait attaquer par un loup-garou. Un lycan. Certains ont cru que le retour de ce traumatisme allait te replonger dans la dépression, te faire revivre tes angoisses. Pourtant, la vérité, malgré la dose de cauchemar qu'elle comporte, t'a apaisé.

Des peurs, t'en as malgré la satisfaction. Malgré le bonheur, l'exaltation, la fascination. Elles se manifestent, insidieuses, à certains instants de réminiscences, de proximité, de solitude. Quand un vampire te saute à la gorge et manque de l'arracher, par exemple. C'est comme ça que tu as rencontré ton opposé – que tu as découvert avoir des liens avec Réversa, cette ville dont tu n'avais jamais entendu parler avant qu'on ne parle que d'elle. Berceau du fantastique. Apprendre que tes ascendants en sont originaires t'a motivé à te lancer dans des recherches généalogiques, rien que ça. Concernant l'opposition, ça te paraît trop irréel et extraordinaire pour t'en soucier. Le lien est une source inépuisable d'expériences. Tu as vite compris, par contre, qu'il était vital aussi bien pour toi que pour lui, Ezechiel. Ou Zech de son petit nom, comme tu l'appelles depuis. Une assurance vie sur laquelle tu ne craches pas. Vraiment pas.

Plutôt que de philosopher sur le sens de votre co-dépendance, vous en avez tiré partie. Votre collaboration s'est faite par étape. Le trafiquant t'offre généreusement sa beuh en échange de ton sang. D'autant plus précieux en temps de traque des Aberrations. Elle s'est développée ensuite par le biais de ton magasin. Il a investi dedans, officieusement, et t'a permis ainsi de développer un vrai bar en complément. Tu y rends des livraisons discrètes ; les boîtes de jeux représentent un parfait emballage pour ne pas attirer l'attention. Par la suite, sous couvert de bonnes intentions, vous y avez développé une banque de sang pour aider les vampires à se nourrir. Vous avez dégoté une infirmière réversienne pour faire des prises de sang sur des volontaires. Au final, c'était surtout pour faire de la publicité à l'établissement, inciter les pro-surnaturels à y faire un lieu de rendez-vous – tout en gardant toute la clientèle puisque le secret est de mise. Et te rassurer un minimum sur l'état de la soif des vampires. Plus de draculas rassasiés, moins de risques de servir de buffet à volonté. C'est sûr, ça t'a permis d'augmenter tes chances de survie.

Alors que tu pensais connaître enfin les secrets du surnaturel existant, les Elfes se font connaître. Et comment ! En venant de nulle part, ils éjectent le Conseil et prennent le pouvoir. T'as rien vu venir. T'as toujours aucune détermination à soutenir ou éliminer, mais peut-être que leur gestion changera la donne. Tu te demandes si cette liberté rendra les Aberrations moins menaçantes. Si sans cette pression, il y a moyen de vivre ensemble, comme te le répète une amie. Amie qui t'a sûrement permis de relativiser les derniers mois et empêché de te ranger du côté des opinions de la Couronne.  Au moins, maintenant qu'elles ont le champ libre, tu risques pas une quelconque vengeance.