Bittersweet | Babax & Gaga

Marchant dans ce parc, je suis tellement perdu dans mes pensées que je ne regarde pas derrière moi. Ni même devant, en fait. Totalement absorbé par mes conflits intérieurs, j’en oublie tout ce qui m’entoure. Normalement, quand on a un jour de congé, on en profite. On se détend, on s’amuse ou on se repose. Mais là, il faut dire que je ne suis pas vraiment en état de me détendre, de m’amuser ou même de me reposer. Certains pourraient croire que c’est encore à cause de ce qui m’est arrivé l’autre fois dans ce bar où des abrutis ont mis un truc chelou dans mon verre, mais ce n’est pas ça. En réalité, ça ne m’a pas plus secoué que ça. Ce n’est pas comme si c’était la chose la plus bizarre qui me soit arrivée, hein. Quand on a vécu toutes ces années de surnaturel à Réversa, puis à Bristol, ça devient compliqué de réellement s’étonner pour de vrai.

Non, ce qui me torture de l’intérieur, c’est autre chose. C’est con comme on peut oublier plein de dates, des anniversaires et des trucs du genre, censés être plus ou moins importants, et se rappeler sans cesse d’autres choses. J’aurais aimé ne pas m’en souvenir, effacer ce que j’ai fait, ou ne serait-ce que le souvenir de ce que j’ai fait. Sauf que c’est impossible. Indélébile. Chaque année, alors que l’automne pointe le bout de son nez, je ne peux m’empêcher de repenser à cette fille que j’ai rendue orpheline. Cela va faire quoi, huit ans ? C’était une gamine à l’époque, désormais elle doit avoir seize ou dix-sept ans ? Que devient-elle ? Comment s’en est-elle sortie ? J’y ai pensé plusieurs fois tout au long de ces dernières années, sans jamais oser creuser plus loin. Entre le graff’, mes petits boulots merdiques et autres emmerdes en tout genre, je finissais toujours par passer à autre chose. Puis, ce n’était pas comme si j’étais en mesure de l’aider à l’époque.

Mais cela a changé. Ma récente exposition axée sur la Provocation, et notamment sur la dénonciation des abus de la part des dirigeants corrompus de Bristol et du Royaume-Uni, a été plutôt réussie, me permettant de faire connaître mon art dans la capitale du graff’ et de gagner au passage un peu d’argent grâce à ça. Je dois remercier Kyle pour l’opportunité qu’il m’a donnée de me faire un nom, de lancer ma carrière un peu plus sérieusement, mais aussi Edana pour cette interview qu’elle m’a proposée pour son magazine. C’était plus, beaucoup plus que je n’aurais pu rêver il y a même pas un an. Fini les petits boulots de serveur ou de barman, je peux tenter enfin ma chance en ce qui concerne le graffiti et suivre ma vocation. Et par la même, faire ce que j’aurais déjà dû faire il y a un moment : enquêter et approcher, même si indirectement, Sarah, cette jeune fille dont j’avais tué son père à Réversa il y a huit ans – la raison pour laquelle j’ai déménagé à Bristol, à la base.

Ce type était un ange, un membre corrompu du gouvernement de Réversa, l’un parmi tant d’autres qui n’avaient jamais hésité à piétiner les gens pour parvenir à ses fins. C’est indéniable, je haïssais les Anges, tous autant qu’ils étaient, pour ce qu’ils avaient fait à mon clan, à ma famille et mes amis… Et il fallait qu’ils payent pour leurs crimes. Pour avoir mis le feu à la forêt et aux gens qui y habitaient et qui ne demandaient qu’à vivre en paix, loin de leur règne de terreur. Il fallait qu’ils payent… Mais qu’est-ce que cela changeait, en fin de comptes ? Les morts ne reviendraient jamais, même pas avec la mort des Anges. En tuant cet homme devant les yeux terrifiés de sa fille, j’ai fait du mal à une gamine innocente. Ce n’était pas de la justice, mais bien une vengeance inutile. Un crime même. Je l’ai tué lui, mais aussi ce qu’il restait de ma propre innocence, alors que j’avais à peine vingt ans. Pas étonnant que j’aie mal tourné par la suite, quand j’y pense. Bref, en tout cas cela m’a marqué et je n’en suis vraiment pas fier. Alors qu’est-ce que je peux faire pour essayer de trouver ma rédemption ? Je ne sais pas trop. Je n’ai clairement pas envie d’aller en taule maintenant que j’ai réussi à redresser ma vie. Mais il faut que j’aide cette fille, d’une manière ou d’une autre. Je crois que je vais lui envoyer de l’argent, peut-être que ça pourra l’aider avec ses études… Maintenant que je peux faire quelque chose, il n’y a pas de raison pour que je ne l’aide pas. C’est un premier pas, non ?

Alors que j’y repense encore et encore, je sursaute lorsqu’une main tapote mon épaule. Pendant une seconde ou deux, j’ai peur qu’il ne s’agisse de Sarah, inconsciemment. Sauf que non. C’est un autre fantôme du passé... Ou pas.

« Que… Qu’est-c… » Très éloquent, je sais. Mais quoi, ma spécialité, c’est le graff’ et les cocktails, pas les discours. « Bordel ! Gaïa ? »

Je reste interdit, sans réaction. Puis j’étire un sourire franc, joyeux. Mon amie est toujours vivante, le Grand Incendie ne l’a pas tuée. Quelle bonne nouvelle, putain !

« Viens là, bon sang ! » Dis-je, en la prenant brusquement dans mes bras, alors qu’un rire euphorique accompagne mon geste. « C’est vraiment toi ? Sans déconner, meuf, t’étais où tout ce temps, bordel ?! Je croyais… Oh putain ! » Mes mains se posent sur ses joues, tandis que mes prunelles se figent dans les siennes. J’suis content, hein ! Mais… j’ai comme l’impression que quelque chose chez elle a changé. Mais ma joie actuelle m’empêche de m’en apercevoir totalement. Ça viendra.

« C’est moi, ou tu me stalkais, là ? » Lance-je avec un sourire taquin. Il faut dire que je l’ai même pas vue venir...