Fionnuala Quinn ♣ Cum naturali, sine natura...

À l’intérieur, à l’extérieur : qui saurait vraiment dire qui, de la bienveillante mère de famille au service du bien commun ou de la femme de pouvoir en quête d’amour-propre et de succès, est la vraie Fionnuala ? Elle-même ne s’est jamais embarrassée à faire un choix entre les deux ; au contraire, elle embrasse chaque jour ces deux aspects de sa personnalité avec ferveur. Ils ne sont pas incompatibles.
Loin de là. Les deux appellent à la maîtrise du monde qui l’entoure.

La famille, d’abord, constitue pour Fionnuala le cœur de ses valeurs, la petite fille qu’elle avait été se retrouvant marquée par son horrible crise familiale – jamais plus. Depuis le premier jour où elle a aimé feu son mari, Gareth, ou encore depuis la seconde où le premier de ses enfants a ouvert les yeux sur ce monde, l’elfe s’est découvert un sentiment d’amour inextinguible, un feu qui a constamment besoin d’être alimenté. Sa famille est la raison avouée pour laquelle elle vit, le début et la fin de son univers : elle lui procure de la fierté et lui donne tout son sens. La raison de son empire. Ceux qu’elle considère comme siens ont une influence et une prise volontaires sur ses décisions.
Cette famille, Fionnuala a tendance à l’étendre au-delà de ses enfants ou de son mari : elle inclut les choix de vie de ses propres enfants. Ainsi, le jour où Moirin a décidé d’épouser son ami d’enfance, sa mère a commencé à considérer Isaak Wyatts comme un fils, et continue à le faire aujourd’hui, même si leur lien aurait dû être brisé ; ça ne l’était pas pour Fionnuala. Alors bien sûr, le choix de sa fille avait été source d’une violente discorde, Moirin sachant pertinemment que son ami aimait les hommes et s’amusant de ce défi idiot, mais finalement, sa mère l’avait accepté. Peut-être parce que cette dispute n’avait jamais pu connaître de réconciliation, leur relation ayant été fauchée au vol un matin de juin 2017.
Parce qu’après des décennies de rêve, d’enfants merveilleux et de cellule de réconfort, la vie familiale de Fionnuala s’est mise à exploser, à être source de stress et de tensions : la maladie fatale de son mari, le semblable sort funeste qui attendait Cathair, seul humain parmi ses enfants, les désirs toujours ambitieux de son aîné Finnbar, ou l’emportement de Moirin… Son assassinat avait tellement dévasté Fionnuala, son deuil foulant au pied toutes ses certitudes, qu’elle en avait perdu le contrôle sur sa personne et son pouvoir, forcée à plus de 90 ans à tout réapprendre.
Alors, Fionnuala essaye aujourd’hui de recoller les morceaux brisés, éparpillés aux quatre vents ; de reformer la famille unie qu’elle avait construite et aimée. Réconcilier Finnbar et Cathair, inclure Isaak, retrouver sa nièce perdue en ville depuis le Grand Incendie… et leur offrir un monde meilleur ?

De cette fibre familiale très forte, Fionnuala a développé de la bienveillance, de la tolérance, de l’attention : prendre du temps pour écouter et rassurer est une chose que ses enfants ont toujours pu lui réclamer. S’ils ont tous été relativement gâtés, elle a toujours eu à cœur de préserver leur égalité, de les élever au même rang et de les rendre soudés dans un même but à atteindre. Persuadée qu’elle était que par leur union, ils réussiraient tous à déplacer les montagnes, avant que la réalité ne la frappe en plein cœur et ne détruise son illusion comme elle l’avait déjà fait, enfant.
Et l’elfe ne se comporte ne les exerce pas que dans la sphère privée ; par contre, à sa famille seule réserve-t-elle le désintéressement et l’amour.

Parce que ces qualités, Fionnuala les utilise dans le public, mais à dessein de pouvoir. Ce comportement ne se cantonne pas qu’à la seule sphère privée et n’importe qui peut se confier à elle, chercher du réconfort et une oreille attentive ; une attention que l’elfe ne s’empêchera pas de mettre à profit.
Parce que Fionnuala aime le pouvoir. Le contrôle. Être au cœur des choses et les vivre, être de ceux dont on n’ignore pas l’avis pas au moment-même de prendre une décision – quand ce n’est pas elle qui le fait. Sa fierté peut se lire sur chaque partie de cette apparence qu’elle cultive : sa grande taille qu’elle n’a aucune gêne à surélever avec des escarpins, sa dégaine élaborée qui vire à un androgynisme attirant l’attention, ses tenues parfaitement coupées mettant en avant son corps maigre et élancé. Se faire remarquer, quelle satisfaction.
Et le désintéressement peut tourner jusqu’à la manipulation : si son don de calmer les émotions des autres s’est rétrogradé, Fionnuala doit maintenir son empire. Alors, autant revenir à des techniques plus classiques, utiliser les sentiments forts qu’elle ressent pour ses enfants à l’égard d’inconnus dont elle n’a pas grand-chose à faire. Ainsi, des décisions dures et reprochables, elle n’hésite pas à en prendre, mais toujours lorsque c’était la dernière solution pour arriver à ses fins, naturellement : elle reste d’abord une elfe honorable, mais surtout une elfe efficace. La fin justifie les moyens, tant que ces derniers sont utilisés avec parcimonie et bon escient – et exécutés par quelqu’un d’autre qu’elle. Parce que Fionnuala ne se salit jamais directement les mains.

Peut-être qu’un jour, quelqu’un arrivera à se rendre compte que sa façade de bienveillance cache un attrait insatiable pour le pouvoir et la reconnaissance – mais ne risquerait-il pas de perdre compréhension en voyant que cette personne existe, réellement, pour les gens auxquels elle tient ?

 

« Miss Quinn, que ces chaises sont confortables ! Il nous faut les mêmes à la rédaction.
- Vous trouvez aussi ? Je les ai faites faire par un tapissier du South District, un elfe aux doigts d’or, je vous donnerai son nom à la fin ! Et n’hésitez pas à repasser ici dans les prochains temps – enfin, pour d’autres raisons que simplement vous asseoir sur les coussins. Ou sinon, vous les retrouverez au Conseil. »

Où ils avaient coûté une petite fortune : officiellement, le tapissier les avait offerts au nouveau pouvoir en place dans la ville de Bristol ; officieusement, Fionnuala l’avait en partie dédommagé, non pas parce que le vieil elfe avait demandé une quelconque participation – simplement pour qu’il n’oublie jamais qui l’aidait réellement dans la ville.

« Ne vous inquiétez pas, continua la journaliste, une humaine au sourire éblouissant, je compte bien couvrir la première réunion du Conseil du Renouveau ! Je n’hésiterai pas. En attendant, nos lecteurs, qui ne vous connaissent pas encore, veulent en savoir plus sur vous ! »

Ses boucles gonflées au fer s’aplatissaient déjà, alors qu’il n’était pas midi, le vernis de ses faux ongles s’écaillaient lamentablement, sa montre en or plaqué avait au moins deux heures de retard – et pourtant, avec un grand sourire, mettant son interlocutrice très à l’aise, Fionnuala lui proposa :

« Vous souhaitez un verre ? Je viens de recevoir un très bon whiskey irlandais, je ne l’ai pas encore ouvert. Mais, pour une si belle occasion, pourquoi s’en priver ?
- Ce serait avec grand plaisir ! »

L’hôte se leva et, de sa grande taille qu’elle n’avait aucune gêne à surélever avec de bons talons, se dirigea lentement vers l’armoire à spiritueux de son spacieux bureau : cadeau et héritage de feu son mari, discuter autour d’un petit verre bien rempli était une tradition humaine qu’elle avait appris à apprécier. De ses doigts fins, commençant à être marqués par les âges, elle attrapa la bouteille, versa délicatement dans le verre de cristal, et déposa sa petite attention devant l’humaine.

« Il est par-fait – à en rendre jaloux mes ancêtres écossais !, s’égaya cette dernière en ayant vidé d’une traite plus de la moitié de son verre. Mais trêve de mondanités, Miss Quinn : Bristol veut savoir qui va siéger au Conseil du Renouveau d’ici une semaine ! Bristol veut savoir qui vous êtes !
- Posez vos questions et je serai ravie d’y répondre », et après cette douce réponse, Fionnuala trempa ses lèvres pâles dans son verre pour laissa tranquillement l’alcool irradier sa langue et sa gorge.

La journaliste pianota un instant sur son smartphone, indiquant qu’elle avait activé l’enregistrement avant de passer à la page des questions. Les choses sérieuses allaient commencer.

« Tout d’abord, Miss Quinn, racontez-nous un peu votre histoire avant que vous n’arriviez à Bristol ! Vous n’êtes pas native de la ville-même, si je ne m’abuse ? »

Effectivement, formulé ainsi, l’humaine avait raison : Fionnuala était née à Réversa au cœur de l’hiver 1927. Banlieue sinistre d’une cité ouvrière, perdue dans l’Angleterre chancelant encore face au désastre de la Première Guerre mondiale, la misère de son enfance n’était alors pas si différente de celle de ses pairs, les créatures surnaturelles. La famille Quinn s’était retrouvée là deux générations plus tôt, fuyant une Irlande qui n’arrivait plus à offrir à ses progénitures les fruits de sa terre et le couvert de ses forêts : de la magie d’Eire, ses grands-parents passèrent à la crasse de la révolution industrielle ; de grands propriétaires terriens, ils passèrent à humbles ouvriers ; et toute leur vie, ils pleurèrent ainsi leurs racines que la pauvreté, avide de survie, avait coupées. Alors, âmes errantes, elles saisirent dans les années 1870 l’opportunité de renouer avec la Nature, et acceptèrent de devenir des Elfes et de transmettre cet art de vie à leurs progénitures.
C’est ainsi que les parents de Fionnuala étaient nés Elfes, et qu’elle-même le fit, comme son grand frère avant elle. Un grand frère ? Mais personne n’avait entendu parler de ce grand-frère ! Non, effectivement, et pourtant, il avait été un soutien inébranlable toute son enfance : Lucan Quinn, de huit ans son aîné, tellement grand que la petite elfe avait toujours été persuadée qu’il pouvait toucher la cime des plus grands chênes d’Irlande. Depuis ses dix ans, bien sûr, elle avait presque réussi à le rattraper – mais passons. Il était un doux rêveur au caractère affirmé, un homme charmant mais mélancolique qui n’arrivait ainsi pas à oublier la terre de ses ancêtres : il avait quitté Réversa alors que Fionnuala n’avait que dix ans, accompagné de leurs grands-parents, pour rejoindre les clans elfes habitant la forêt.
Là s’arrêta sa réponse à la journaliste, ponctuée par une gorgée plus franche de whiskey. Ce que Fionnuala tut, comme elle l’avait tu à son mari, comme elle l’avait tu à ses enfants – à tous ceux qui jamais ne devaient savoir qu’elle avait vécu, ce soir-là, la première des plus terribles chutes de sa vie : le départ des membres de sa famille avait été une tragédie sans nom. Jusqu’à ses dix ans, la petite Elfe n’avait inondé son univers que par sa joie de vivre, ses rires, son insouciance : mais cette dernière, surtout, s’était envolée quand ses grands-parents avaient vomi sur le petit monde que les Quinn avaient essayé de construire, dans ce minable placard qui leur servait d’appartement à Réversa, et qu’en retour, ses parents avaient insulté avec mépris le rêve à jamais perdu des anciens. Effrayée, Fionnuala s’était réfugiée dans les bras de son frère, avait cherché du réconfort, caché ses petites larmes que les adultes rendaient muettes alors qu’elles étaient autant d’appels à l’aide et au calme ; et Lucan, en retour, l’avait serrée dans ses bras et lui avait promis que tout irait mieux. Persuadé qu’il était que sa sœur le suivrait, n’est-ce pas ?
Oh, quelle déchirure lorsqu’il avait annoncé suivre ses grands-parents, voulant à la fois découvrir que ce signifiait « être un Elfe » mais également retrouver les mythes de son enfance auxquels il avait été tant abreuvé. Oh, quelle déception lorsque Fionnuala, sanglotant et chouinant comme la petite fille qu’elle était, avait décidé d’affirmer et d’annoncer qu’elle ne quitterait pas ses propres parents qu’elle aimait ; et que Lucan était un lâche complètement aveugle qu’elle le haïssait.
Son grand frère lui avait promis qu’un jour, ils se reverraient, et ils pourraient alors échanger sur leurs vies et voir laquelle avait été la meilleure. Sa petite sœur lui avait craché au pied, séchant ses larmes, se promettant que jamais personne ne la ferait plus pleurer ainsi. Et jamais Lucan ne revint.

« Mais vous, vous avez décidé de rester à Réversa ? Avec vos parents ?
- Oui… malgré cette séparation déchirante, j’avais déjà compris le désir de mes grands-parents et de Lucan, ce même désir qui avait animé nombre de mes confrères et mes consœurs elfes. Mais une petite fille de dix ans ne pouvait pas si facilement quitter ses parents et les miens m’ont appris à accepter la réalité et à respecter les choix des autres. J’ai alors continué à grandir à Réversa, jusqu’à être en âge de décider ce que je ferai de ma vie… »

Réversa n’était pas aussi terrible qu’on l’avait décrite, certes, mais ce n’était pas non plus un paradis : ses parents avaient tellement sacrifié pour elle, au point de se retrouver pendant de longues années malades, vaincus par des décennies de travail éreintant et de participation à l’effort de guerre. Fionnuala, alors dans la fleur de l’âge, était restée auprès d’eux, avait dû enchaîner les petits boulots payés au lance-pierre pour leur offrir des soins et des médicaments. Et à grands renforts de persévérance, ils guérirent : mais, toujours faibles, leur fille promit de leur offrir une vie plus belle et elle monta sur Bristol. Ville des Humains, battant de vie et d’espoir, elle tut sa nature et chercha des travaux plus nobles que la vente de journaux à la sauvette, au salaire dépendant du bon vouloir de voyous peu volontaires – ou de la solvabilité d’ouvriers affamés.
C’est ainsi qu’en 1957, alors qu’elle servait thés et pâtisseries dans un petit café de l’East District de Bristol, elle rencontra Gareth Birdwhistle, propriétaire de l’agence immobilière « Bristol Housing » – oui, celle-là même qui avait donné du renom à Fionnuala, et que son aîné Finnbar dirigeait désormais. Entre Gareth et elle, en tout cas, le coup de foudre fut immédiat, et ils se marièrent la même année. Un beau conte de fées, souligna la journaliste, mais l’idyllique tableau était entaché d’un lourd secret, ajouta la questionnée : quid de sa condition elfique ? Fionnuala avait toujours refusé un amour basé sur le secret et le mensonge, et avait tout expliqué à Gareth, qui, après quelques réticences compréhensibles, l’avait acceptée telle quelle. La franchise, dure et froide, portait toujours de beaux fruits.
Et quels fruits ! Gareth fit confiance à Fionnuala, puisque, dans le privé, elle gardait la clef du coffre, même si c’était officiellement son mari qui gérait le patrimoine de la famille ; elle gardait un œil aux documents de la société. Il lui enseigna le système, lui expliqua comment le monde des affaires fonctionnaient, quels étaient les enjeux des quartiers de Bristol, leurs forces, leurs faiblesses. Dans le privé comme dans le public, ils étaient un couple uni et prêt à braver le reste du monde, inarrêtable, prêt à compter dans cette ville. Malheureusement, Gareth était un Humain et faible face aux horreurs de ce monde : un cancer l’emporta en 1979, laissant son épouse triste et esseulée. Jamais elle ne ressentit à nouveau pareil amour pour quelqu’un et elle décida de rester veuve.
Fionnuala s’arrêta là pour sa réponse, jetant un bref coup d’œil à la vieille photo de famille qui trônait sur son bureau : elle y devinait ses cheveux roux de son ancien mari, mais vit surtout le sourire radieux qu’il posait sur tous les êtres qu’il aimait. Une situation idéale qui reposait sur un certain mensonge : certes, la jeune elfe qu’elle était à leur rencontre était plus jolie que la plupart des autres prétendantes, mais elle n’avait ni nom, ni richesse. Juste un talent surnaturel pour attirer la sympathie d’autrui, un don que l’on appelait « Pacifisme », et qui fit que Gareth, du haut de l’empire de ses parents, avait posé ses yeux sur elle et aucune autre, pour mieux ne jamais s’en détacher. L’ambition et le désir de vengeance sur la vie que ses grands-parents avaient autant abhorrée et insultée étaient satisfaits, et le reste se passa sans aucune tricherie aucune…
L’elfe l’avait pourtant aimé et s’était à jamais tu sur sa nature elfique et les dons, par peur de tout perdre. Profondément aimé, parce que, malgré l’impulsion de départ, les sentiments de Gareth Birdwhistle à son égard avaient été d’une sincérité qui l’avait profondément touchée. Elle avait réellement cédé pour cet humain qu’elle avait cru bercer dans l’illusion, mais qui en réalité avait compris sa personne : son désir de s’élever, son ambition dévorante, sa confiance si fragile et, surtout, son détachement à l’idée de commettre le pire pour arriver à ses fins. Lui se sentait bien et protégé par cette femme prête à tout. Par son association informelle à ses affaires, il lui offrit le pouvoir sur un plateau d’argent, et elle l’avait accepté avec amour : sa mort avait mis fin aux risques de soupçon, et avait ouvert la voie à une période d’or pour Fionnuala Birdwhistle, tragiquement redevenue Quinn.
À jamais elle remercierait son mari pour cette chance.

« Veuve, certes, mais décidément pas abattu ! Lorsque l’histoire se penchera sur Bristol, vous compterez sûrement parmi les exemples de femmes indépendantes du siècle dernier ! Pendant plus de vingt ans, vous avez régné à la tête de la Bristol Housing, sans que personne n’ose se dresser en travers de votre route !
- Vous le voyez ainsi, mais, en vérité, j’ai eu de la chance, beaucoup plus que la plupart des autres créatures surnaturelles de Bristol et de Réversa. Je me suis toujours demandé : pourquoi moi et pas les autres ? Cette envie de réparer cette injustice, cette humilité de savoir qu’un jour, ma chance allait tourner, m’ont plus poussée que l’ambition et la réussite : je n’ai jamais œuvré que pour offrir ces chances à mes pairs, à Bristol, un havre de paix quand les Humains ne les traitaient alors qu’avec mépris… par chance, les temps ont changé. »

Dans le testament de Gareth Birdwhistle, il était très clairement écrit qu’il léguait tout à son épouse Fionnuala : sa fortune, son patrimoine ainsi que la direction de son entreprise. Cette dernière mais très belle opportunité léguée à l’elfe fut la première marche vers un monde meilleur pour les surnaturels – et déjà avait-elle sincèrement à cœur de ne pas léser les Humains. Tous ses coactionnaires en faisaient partie, et n’étaient pas tant responsables du secret qu’elle était obligée de transformer en mensonge. La société de l’époque voulait cela, il fallait bien qu’ils jouent tous avec ces règles-là.
Alors elle commença à former des relations, à se lier avec d’autres surnaturels qu’elle rencontrait. Les rues de Bristol et de Réversa en regorgeaient, pauvres âmes esseulées qui ne demandaient qu’à trouver leur place dans la société. Fionnuala les aida et gagna ainsi leur confiance. À la tête de la Bristol Housing, elle réserva une partie des logements disponibles – souvent les plus petits pour ne pas éveiller la crainte et la colère des membres du conseil d’administration, mais elle se promettait de toujours les rénover aux normes –, qu’elle louait au minimum pour rééquilibrer les chances. Elle ne pouvait pas faire des miracles, mais elle aida quelques familles. C’était déjà cela.
Pourtant, comme le souligna si bien la journaliste, la présence de Fionnuala s’était faite discrète dans les années 2000. Il ne fallait sûrement pas prendre les humains pour des imbéciles, erreur de trop de surnaturels : bien évidemment qu’en ne voyant que leur PDG ne vieillissait pas, ou très lentement, alors que cela faisait quarante ans qu’elle était membre de l’entreprise. Les doutes montèrent et l’elfe en eut vent assez tôt pour qu’elles n’amplifient pas beaucoup trop dangereusement : en 2002, après avoir réuni ses trois enfants (qui bénéficiaient tous de parts dans la société), ils décidèrent d’un commun accord que Finnbar prendrait sa place à la tête de la Bristol Housing et que sa mère s’effacerait un peu… Pour la première fois depuis longtemps, elle profita dans le calme du fruit d’années de travail. Et elle se reposa bien ses dix ans.
Vraiment ? Fionnuala refusa de s’étendre sur ces dix années d’enfer et bénit la journaliste lorsqu’elle enchaîna sur un nouveau sujet. Toutes ces soirées passées à tourner en ronds dans son appartement… Toutes ces bouteilles planquées précipitamment lorsqu’elle entendait la sonnette retentir – combien de fois s’était-elle demandé si elle n’allait pas priver ses enfants du double des clefs de leur propre appartement, immense loft dominant Bristol du haut d’un immeuble de l’East District. Toutes ces heures à ronger son frein, remplies de crises, disposées à aider le moindre de ses gosses dès qu’ils avaient besoin d’elle… Cela ne changeait pas l’amour qu’elle ressentait pour eux. Au contraire. Sans eux, elle n’aurait pas pu tenir.
Il fallait l’excuser : du jour au lendemain, sa vie avait nettement changé. Hormis pour sa famille, elle était devenue inutile : les gens ne venaient plus que pour prendre le thé, de temps en temps ; ils l’excluaient toujours plus allant de la vie publique, des affaires… Peut-être qu’un jour, à force de perdre la main sur sa vie, on viendrait découvrir les cadavres de bouteilles derrière ses rideaux ou déterrer ceux planqués sur le tapis, témoins des choix difficiles pour arriver aux sommets. Alors Fionnuala s’accrocha à ses dernières relations avec le désespoir. Du désespoir. Deuxième et plus longue fois de sa vie où l’elfe était pitoyable, et Dieu qu’elle pouvait se détester pour son comportement.
À 80 ans, Fionnuala s’était encore juré de ne plus jamais avoir l’air aussi pitoyable, et de ne plus trahir sa parole.

« Bien sûr, Finnbar, votre fils aîné ! Il a toute la droiture et la beauté de sa mère, si vous me le permettez, bien que les cheveux roux soient une trace du père… non ?
- C’est cela. Et si vous me permettez, de son nez aussi, mais ne le mettez pas dans votre interview : il serait furieux que j’aie osé dire cela en public.
- C’est une promesse ! Par ailleurs… enfin… En parlant de votre fille, Miss Quinn, si je peux… sachez que je suis désolée pour sa terrible mort et qu’on n’ait jamais retrouvé son meurtrier.
- Merci beaucoup pour votre sollicitude, sincèrement : qu’on se souvienne d’elle encore trois ans après me touche. Je n’ai pas arrêté de traquer cette ordure et qu’il sache que je suis sur ses talons : il paiera pour ce qu’il a fait. On ne touche pas à ma famille ainsi. »

De son mariage avec son cher Gareth étaient nés trois merveilleux enfants. Il y avait d’abord eu ses deux faux jumeaux, Finnbar et Cathair, deux petits monstres que Fionnuala avait aimés dès le premier jour où elle avait posé ses yeux dessus ; trésors que la Nature lui avait offerts avec une générosité sans faille. Car le cadeau était réel : les deux frères ne se lâchaient jamais d’une semelle, capables à eux deux de soulever des montagnes dont, seuls, ils n’auraient jamais pu observer le sommet. Combien de fois avaient-ils fait tourner leur mère en bourrique, l’aîné fomentant, le cadet exécutant, les deux se protégeant et se couvrant mutuellement au point que Fionnuala ne pouvait dire combien de leurs bêtises lui étaient encore à ce jour inconnues. Elle se souvenait même avoir retrouvé il y a trois jours, sur les bords de la cheminée, un vieux gribouillis de carbone qui lui avait échappé depuis au moins cinquante ans.
Quant à savoir pourquoi ce n’était que l’aîné des deux, Finnbar, que l’on entendait aujourd’hui, quand Cathair était plus discret… Fionnuala avoua avec un grand regret que celui-ci n’avait pas eu la chance d’obtenir la longue vie des Elfes à la naissance : il était né humain, comme son père, et plutôt discret – mais sûrement pas incapable ou immobile. Il était au contraire bien plus réactif que son frère et il embrassa sa nature humaine d’autant plus que sa famille l’avait accepté comme il était : peu n’a jamais importé Finnbar que son frère Cathair vieillisse plus vite que lui, le soutien et la protection étaient des valeurs essentielles à ses yeux.
Et en retour, Cathair avait toujours soutenu sa petite sœur, Moirin. Un soupir teinté de tristesse traversa les lèvres de Fionnuala… Bien plus jeune qu’eux, aux débuts, les deux faux-jumeaux lui en avaient fait voir des vertes et des pas mûres – c’était difficile à croire quand on voyait aujourd’hui la nature calme et droite de Finnbar. Mais elle avait appris. Appris à être meilleure qu’eux et, parfois-même, bien pire qu’eux : elle apprit à être plus battante qu’eux et très tôt, elle jeta son frère Cathair au tapis, alors qu’il l’avait agacée une fois de trop. Inarrêtable, elle s’était même érigée en protectrice de sa famille, de sa fratrie ; indépendante, elle avait passé sa vie à faire la fierté de sa mère. Moirin était belle et fière, et Fionnuala était persuadée que lorsque le secret réversien avait éclaté, sa confiance avait été perçue comme de la désinvolture et elle avait agacé. Trop agacé…
Ses trois enfants étaient tout ce qui avait toujours motivé Fionnuala à évoluer dans la société : elle voulait leur construire un monde meilleur, dans lequel ils n’auraient pas à craindre de leurs différences, quelles qu’elles étaient. Après tout, s’ils avaient réussi tous les trois à vivre ensemble, à s’entendre malgré leurs différences, à se pardonner et à s’aimer, pourquoi tout le monde ne pouvait en faire de même ? La famille n’était-elle pas une petite société à elle toute seule ?
Oh, Fionnuala s’arrêta là, mais son cœur s’était soudain terriblement alourdi, et elle déglutit beaucoup plus fort que ce qu’elle aurait aimé – mais la journaliste identifia cette peine comme son impossibilité d’évoquer la mort de sa fille. Pas un instant elle ne s’imagina les crises de larmes de Cathair, adolescent fragilisé d’apprendre qu’il ne serait pas aussi exceptionnel que les autres, qu’il vivrait beaucoup moins vieux que sa propre mère, qu’il risquait de mourir d’un cancer comme son propre père ; et Fionnuala qui le rassurait et le berçait avec toute la force de l’amour maternel, ce même amour qui faisait saigner son propre cœur face à cette insupportable réalité. Impuissante d’être celle qui devrait enterrer son fils, et non l’inverse.
Et que dire alors de Finnbar ? Fionnuala avait bien senti que le jour où elle lui avait cédé la main de la Bristol Housing, en 2002, elle avait désenclenché une grande frustration de son aîné, source de nombreuses disputes en privé. Jamais en public, non, ils étaient irréprochables : mais il lui reprochait de ne pas leur laisser l’occasion de prouver leur valeur, de grandir, de réussir dans leurs vies. C’était vrai que depuis près de vingt ans où il était à la tête de la société, celle-ci se portait d’autant mieux : Fionnuala supposait que son fils avait fortement ralenti, si ce n’était mis fin, à sa politique envers les plus surnaturels les plus démunis. Il n’y voyait que peu d’intérêts. Malgré sa grande intelligence et son indémontable sang-froid, Finnbar pouvait être un arrogant imbécile quand il s’y mettait ; et il mettait en danger tous ses investissements, à elle. Encore plus depuis qu’il avait décidé de s’éloigner de son « vieillard » de frère. Mais maintenant que a mère reprenait du service avec le Conseil du Renouveau, il avait intérêt à filer plus droit.
Et puis Moirin… Son plus précieux trésor. Depuis le 28 juin 2017, Fionnuala avait retiré toutes les photos de sa fille dans son bureau, pour les réserver à ses espaces personnels uniquement. Moins les gens la voyaient, moins ils avaient envie d’aborder le sujet ; et la mère le moins possible entendre parler du meurtre horrible de sa fille. Les autres imaginaient tous que la femme d’affaires, ou la femme politique, porterait à jamais le deuil, la tristesse et la douleur d’une perte ; mais ils ne savaient pas qu’en réalité, Fionnuala était ravagée par cette disparition. Le jour où Cathair avait annoncé sa mort au téléphone – un assassinat –, l’elfe avait ressenti une haine violente qu’elle avait par tous les moyens, même les plus terribles, essayé d’apaiser : elle en était allée jusqu’à utiliser son propre don de Pacifisme sur elle-même. Grave erreur : alors qu’elle aurait dû être calmée depuis quelques jours, qu’elle aurait dû commencer son deuil, la mère de famille s’était juste lamentablement effondrée sur le parquet de son appartement, livrée à un état catatonique des jours durant jusqu’à ce que Finnbar l’y trouve.
Des jours entiers où elle avait ressassé les dernières disputes avec Moirin, qui avaient caractérisé leurs derniers jours ensemble… son insupportable caractère emporté et fort – elle n’avait vraiment pas trouvé mieux à faire que d’épouser son meilleur ami homosexuel, Isaak Wyatts, juste pour qu’on arrête de lui demander de faire des gamins ? Foutage de gueule.  Ou encore sa propension à vouloir dépasser les limites, constamment – sa mère lui avait supplié d’arrêter d’insulter les aberrations en public, de chercher des noises aux Vampires ou de provoquer les Lycanthropes, et c’était ce qui l’avait conduite à sa perte. Ça et le rapprochement de Fionnuala auprès du Conseil de Bristol, alors jugé comme totalement anti-surnaturel (et surtout aberrations) – alors qu’en réalité, ils étaient juste complètement dépassés par la situation…
La famille Quinn/Birdwhistle était bien loin d’être aussi sereine que Fionnuala en avait rêvé, et qu’elle le présentait.

« Je ne doute pas qu’ils soient fiers de leur mère, Miss Quinn. Comme je ne doute pas que vous étiez l’une des plus parfaites candidates pour le Conseil du Renouveau, quand je vois votre vie. Je pense que nos lecteurs en sont convaincus.
- Vos lecteurs n’ont pas à en être convaincus : c’est à nous de les y convaincre. »

C’était au Conseil du Renouveau de rebattre les cartes des dernières années à Bristol. Depuis 2010 et le Grand Incendie de la forêt de Réversa, les choses étaient allées de mal en pire : la Bristol Housing avait réussi à grand-peine à contenir l’arrivée massive de réfugiés, qu’ils soient elfes ou autres ; certains humains avaient aussi souffert de la recrudescence des aberrations et ils avaient aussi pu être aidés par la prestigieuse agence immobilière. Alors que le secret avait éclaté et que Bristol menait une propagande contre les non-humains, Fionnuala avait essayé de calmer les ardeurs de tout le monde, de faire entendre raison à l’ancien Conseil de Bristol. Celui-ci, pourtant, se laissa totalement submerger par les Purificateurs… Le soir d’Halloween 2019, elle avait eu la chance de se tirer de la soirée in extremis.
De telles horreurs n’auraient jamais dû arriver si tout le monde avait simplement pris la peine de s’installer autour d’une table et de discuter : les Humains dominaient le monde, on ne pouvait sûrement pas décider sans eux ; les Elfes avaient toujours été là, à Bristol, discrets et prêts à aider n’importe qui ; les Aberrations ne demandaient qu’à vivre, mieux, promettant de ne plus constituer aucun danger – pourquoi ne leur laisser aucune chance ?
Mais si Fionnuala plaidait la paix, pourquoi avoir participé au putsch contre la Mairie ? Oh, l’elfe n’était pas fière d’avoir usé de la force, et elle avoua elle-même ne pas y avoir pris part : mais les Purificateurs étaient des brutes bornées qui n’entendaient plus raison, persuadés d’être dans leurs droits. On l’avait convaincue de soutenir le mouvement et, devant la misère de Bristol, elle avait cédé. Désormais, elle espérait que tout le monde s’entendrait et qu’on ne mettrait aucun des peuples plus en avant : les Elfes avaient toujours vanté la coopération et la paix, tant qu’on leur avait fait confiance pour diriger cette nouvelle politique. Elle espérait que si chacun y avait sa voix et trouverait son intérêt, sans exagération, tous pourraient cohabiter – et c’était à cette image-là qu’elle espérait construire Bristol, une ville où elle aurait envie que ses descendants vivent et grandissent.
Oh bien sûr, ce que Fionnuala ne disait pas, c’est que, pour mettre tout ce joli petit monde au pas, tout se passait dans l’arrière-cour. Ce n’était que jeux d’influences et d’argent pour qu’aucun ne commence à se quereller et à chercher des noises aux autres. Le Conseil du Renouveau n’avait pas tellement de légitimité, au bout de deux mois d’existence, et ils devaient être irréprochables aux yeux de la ville. Elle félicitait silencieusement son gendre d’avoir passé le pas de la « rédemption » et ne bien vouloir l’aider à faire taire les plus discordantes des voix ; un chemin dangereux mais, si bien mené, qui ne prendrait pas longtemps avant que le Conseil du Renouveau ait sa place.
Et que la famille Quinn/Birdwhistle soit installée à la tête de ce nouveau monde.
Et puis, c’était une joie immense de revenir sur la scène publique. De retrouver du pouvoir : plus à l’échelle simple d’une immense société, mais à l’échelle d’une ville, dans le domaine politique. Respectée, aimée, soutenue : Fionnuala traînait ne s’était peut-être pas relevée des dernières années de souffrance mais, au moins, son piédestal était-il plus haut et donnait le change de son influence.
Tant qu’il restait de marbre plus que d’argile.

« Très bien, je pense que nous pouvons terminer cette interview ici. Mais, si vous aviez un dernier mot à l’attention des gens qui vous écouteront et vous liront, Miss Quinn, quel serait-il ?
- Simplement de ne jamais manquer de saisir les chances autour d’eux : la plupart du temps, elles nous sont données par des êtres proches et, souvent, elles ne se représenteront plus.
- Je vous remercie beaucoup.
- C’est à moi de le faire. »

Un grand sourire s’étala sur le visage étriqué de Fionnuala.
Ce que le Pacifisme permettait de faire croire à ces pauvres Humains.